domingo, 25 de agosto de 2024

 Derrière moi, des grincements de pas. 

Qui donc me poursuit jusqu’au soir ? 

Les bruits se précipitent, je me retourne, une foule de jeunes garçons court à ma traîne.

Ces enfants sont, multipliés, celui que j’ai été et… que je fuis.

Je suis en fuite, je suis une évadée. 


Me souviendrai-je des jours qui ont marqué ma métamorphose ? 

Sous mes vêtements se dissimule un corps de femme qui bientôt n’aura plus aucune trace de l’homme que je fus. Je me penche sur l’histoire de ma vie et je me dis que j’ai tricoté le tissu de ma légende dont chaque maille m’était un combat. 

À la recherche de ma propre langue, il me faut parler vrai, même si parfois les sentiers érotiques que j’ai pu emprunter sont peu avouables et même indécents, car (je ne dirai que le vrai), pour exister il a fallu que je régresse jusqu’à l’étron.


Mes outils, je les ai forgés contre la nature qui rarement est clémente, je dus pour me rejoindre me transformer totalement.

Me voici à la veille d’une opération pour qu’un vagin puisse prendre la place du pénis entre mes jambes. Je suis en transition, j’étais transie. « Transie » est le mot qui vient à mes lèvres, transie du froid qu’on a soufflé sur mon corps d’enfant.


Je vais tenter de me raconter…


Au départ, il y eut un petit garçon solitaire et abandonné. Immensément triste. 

Ses yeux étaient malades et voyaient mal et trouble. Son regard faisait trembler le paysage.

Balloté entre ses origines inconnues et sa famille d’adoption, il cherchait l’âme et le sens des choses. 

Et plus tard, il devint femme.


Elle se mit à dire la vie. 

Ainsi est né le miracle de la beauté. 






9 heures du matin, 5 juin 1979, hôpital de Montauban (Tarn et Garonne), c’est moi ce bébé qui chiale, qui hait le monde. 

Pouponnière de Toulouse Ramonville Saint-Agne, rien, il n’y a personne, Bébé apparaît dans le vide.


Le bébé durant six mois est immergé dans le blanc de l’hôpital, sans attention, sans baisers. Sa mère naturelle, il ne l’a jamais connue, pas plus que son père. Il lui arrive de penser qu’il fut abandonné, parce qu’il était un garçon, car, d’après les documents qu’il avait consultés, il sut qu’il avait une sœur quelque part, son aînée de trois ans qui, elle, n’avait pas été rejetée. 

Aurait-il dû naître dans un corps de fille ?

 


Si petit



On m’appelle Christian. 

Les souvenirs reviennent en vrac vivants sur ma peau. Je me souviens des premiers temps, des années passées à Falguière dans le lieu-dit chemin de Los Plassos. Avec Paul, mon père, mince et grand à la tête de poète, Marianne, ma mère, la douce, la fragile, je vis dans l’isolement en compagnie d’un chien, un boxer nommé Laps.

Toute langue m’est absente, on ne me parle pas, j’ai soif d’amour, je me love dans le silence. L’ineffable se révèle dans mes rêveries, quand mes parents parlent entre eux du monde, quand ils évoquent leur lieu de travail, hôpital ou leurs activités syndicales. Ce que j’entends, ces mots ne sont que les signes de leurs lèvres silencieuses. Parfois, ma mère et mon père apparaissent comme un livre ouvert où leurs corps se meuvent, s’agitent au cœur d’une pièce sourde, comme si les murs absorbaient des conversations muettes. 

Je me rappelle les moments de ma vie au rythme d’une guitare andalouse. 


J’ai cinq ans, mes parents me voient sur la route. Laps m’accompagne. Déjà, je tente de fuir.


Les doigts glissent sur la guitare.

 

Est-ce un ventre maternel que je cherche ? On me retrouve à l’intérieur de la machine à laver vide. Laps avait donné l’alerte.


Vibrato sur la corde la plus basse.

Je suis dans mon bain, un autre ventre, je me sens dans le corps d’une guitare. Dehors, il fait beau et on entend la tondeuse à gazon. Une odeur vient chatouiller ma narine, c’est celle d’une mère au parfum doux comme de la crème Nivéa. Un bateau en plastique entre les doigts, pieds et mains nus, les cheveux pleins de la mousse du shampoing, je rêve. Dans la baignoire couleur sable et écume de mer, je joue aux cailloux et aux soldats. 

Par mes jeux se dessine en ailleurs une éternelle Andalousie.


Trille… accords aigus de la guitare. 


Je ne fais que voguer dans la vie, comme un bois flotté par l’eau de la Méditerranée… et vient en moi une musique, swing, jazz, rythmes frappés et dansés de l’Afrique. Dans l’eau, je barbotte en barbarie. Enfant mutique, je remue dans le dénuement de la Kabylie, dans les mondes perdus arabo-andalous, en un Orient secret. Mon songe, par un voyage perpétuel, s’enracine dans l’absence. Entre les cordes de la guitare, s’élèvent les voix éraillées, les peaux glabres de mamans évaporées, les hommes qui attendent on ne sait quelle chimère… Ma rêverie se poursuit dans un village ensoleillé où des lambeaux de mémoire se tissent en fictions. 

Ma fiction, ma fable, est tressée de drames, je vis en Tragédie.


Un foyer



Ma maison est en coton,
La chouette, ma cachette,
Ma maison est mon cocon
Et la terrasse est en papier
Et la terrasse est en papier…

 

La maison familiale m’apparaît comme un château. Sa terrasse de pierre porte l’infini à mes yeux. Bienveillants à mon égard, ma mère et mon père m’élèvent en garçon. 


On peut parler de mon père et de ma mère comme de hippies. La barbe très brune de papa est celle d’un nounours engagé dans son syndicat à l’hôpital où il est infirmier. Maman, infirmière elle aussi, plus effacée est attentive et attentionnée, elle me gâte et ça me plaît. Ils se lèvent tôt, ils travaillent souvent le dimanche.

Autrement, ce sont les mêmes rituels rassurants, mettre la table, manger, relever les couverts, laver la vaisselle. Ma mère range la cuisine, mon père va voir la télévision. Je suis tout petit, mais déjà je sais m’évader grâce à la musique, grâce à mes rêves. Je quitte la table de cuisine, celle des bouches qui mangent, toutes trois unies par une forme d’autisme. 

Mon père et ma mère semblent coupables, coupables de quoi ? C’est comme s’ils nourrissaient un complexe d’infériorité face à l’enfant qu’ils aiment.

 

Comme mes parents sont contraints par leur travail, je passe une grande partie de mon temps chez mamie Marie-Rose. La mère de mon père, robuste, avec plusieurs enfants recueillis, accueillis, adoptés, c'est un peu pour moi une petite foule d’Alger. Chaque après-midi, les enfants avaient droit à une maigre ration de gâteau. Mamie se fait payer pour me garder. Elle me semble cruelle, dominant mon père. Je dis, je n’ai alors que quatre ans : « papa est l’esclave de mamie. » 

Dans la cour de la ferme de mamie Marie-Rose, on se croit dans un tableau ancien, y trône un poulailler construit dans l’épave d’une vieille Renault verte. À l’intérieur du corps de ferme tout est noir, ça pue la fumée, le renfermé et la mort. De la suie partout. Un jambon sèche à côté de la cheminée, un âtre si grand qu’on pourrait y faire entrer un troupeau de vaches.

Contrainte à fuir l’ennui, je joue des heures à bâtir des empires de bois, à observer le comportements des poules ou à élever des insectes ou des escargots.

 


Chez ma grand-mère, j’ai six ans, j'écoute le chant de femmes invincibles, des voix derrière une porte au fond à gauche du couloir où ça chante. Ma marraine, Samia, qui a vingt ans, m’interdit de rentrer dans la chambre. J’insiste, je frappe à la porte, Samia finit par m’ouvrir pour qu’on puisse danser ensemble sur les voix puissantes. Samia est une fille de l’assistance publique que ma grand-mère a adoptée. Elle est visiblement originaire d’Afrique du Nord, ses cheveux bruns, sa peau caramel, ces yeux noirs me font rêver. Se confondent en moi la musique et la vigueur.


Mes parents m’offrent ma première guitare. Je suis au fond de moi l’enfant des caravanes, l’enfant des Gitans, le frère des nomades. Malgré les a priori de mon père qui parle de « manouchaille », je suis un fils de Django. Et c’est dur pour moi d’entendre ce mot « manouchaille » associé aux gens du voyages. 

L’autre, le différent, gitan, arabe ou juif, l’étranger, peut-on seulement le comprendre, seulement l’aimer ? 

Avec ma guitare, je suis cet exilé hanté de plusieurs vies. Moi, cet autre, être de cœur ou de raison, je m’abandonne entre poupées et jeu de billes.






La faille



J’ai deux yeux,
Qui dit mieux ?
Deux oreilles,
Pareilles !
Deux épaules,
Toutes drôles !
Abracadabra,

Deux bras.
Deux fesses
Qui se confessent.


En ce printemps, j’ai huit ans. Autour de l’étendoir à linge, ma mère, Marianne, qui a quarante ans — plus jeune que moi au moment où je rédige ces lignes — me dit d’un air gêné :

  • Tu sais, il y a une réalité, enfin quelque chose, qu’on ne t’a pas encore, euh, dite… Ça ne change rien, tu sais, pour nous, ça ne modifie rien, mais, biologiquement, nous ne sommes pas tes parents. Tu comprends nous ne sommes pas ton père et ta mère naturels, oui, tu n’es pas sorti de mon ventre, mais c’est pareil, nous t’avons adopté, tu étais tout petit, nous t’avons pris dans nos bras, tu avais à peine six mois. Tout de suite, nous t’avons aimé, si petit, nous t’avons aimé, tu es notre trésor, tu sais. 


Sous le soleil de ce mois d’avril, j’ai du mal à comprendre ce que maman vient de m’annoncer. Peu à peu, comme se révèle une photographie argentique sous la lumière rouge, les contours s’esquissent, les formes apparaissent. À ce moment-là, mon corps de huit ans se déchire.

Le rideau s’est levé sur la scène de théâtre où je me retrouve seul face au monde inconnu.


Dans mes déchirures, ulcéré par le besoin d’amour, je construis des cabanes, des refuges. Je passe des heures isolé dans la chambre d’amis à l’étage, un espace de paix au parquet vitrifié. Il me semble que je n’ai plus de guide, et même pas un chemin qu’on aurait pu tracer pour moi. La rêverie prend la place de la réalité. Je passe des minutes à sentir dans le tiroir le linge blanc de maison, les relents de flétri, le parfum des plis, des coutures, des dentelles. J’associe l’odeur du talc à l’odeur vieillie des draps de lin.

Est-ce que je veux revenir en enfance, être de nouveau un enfant qu’une mère naturelle aimerait, même si l’enfant était abject, même s’il était sale ?

 

Fêlure. Une chute vers le silence. Un désir d’être un bambin qui porte des couches. Un nourrisson protégé, emmailloté, empaqueté, petit volcan chéri par sa mère. Un goût pour le blanc, le plastique, le sale, la merde. Une couche comme une peau de bébé pour m’enserrer. 

Les rêves de couches culottes sont tenaces même si les toilettes de l’école maternelle me dégoûtent et surtout la crotte sur la céramique blanche, ce noir sur le blanc.

J’associe les images les plus étranges, oin des latrines : unir le noir et le blanc, marier les contraires en une sorte d’harmonie, mêler l’Europe et l’Afrique, fondre la France dans l’Algérie ! Toute blanche que je suis, je sens battre en moi les tambours de la savane. La jeep verte avec laquelle je joue me conduit sur les pistes où passent les animaux sauvages.

 

La peur est en moi, la peur est un fantôme sans couleur. Abandonné, rejeté, perdu dans un désert, je suis au bord d’un abîme. 

Mes cauchemars d’enfant sont ceux de la perte, de la chute dans un puits, un puits comme un gouffre, sans rien où m’accrocher où seul résonne en mille échos mon cri de terreur.


  • Ça va Christian, à quoi tu rêves ?

  • Je rêve pas, je pense.

  • À quoi penses-tu donc ?

  • Je voudrais être grand, je ne veux plus être un enfant.

  • Hélas, mon petit, l’âge, ça viendra trop tôt, tu sais ? 


Je vis en marge de ma famille pourtant douce et aimante. Quelque chose cloche comme un rendez-vous manqué avec la vie. Il faut que la vérité se dévoile. À cloche-pied, sans appui, sans racines, je dois être l’auteur de ma propre vérité. Cette vérité violente, il faudrait la dire, la hurler, l’écrire.


  • Et à l’école, tu es content de ta maîtresse ?

  • Je ne sais pas. Je crois que la maîtresse n’est pas contente de moi.

  • On peut te faire aider, tu sais, si tu as besoin de petits cours, un soutien dans une matière. En maths, non ?

  • Peut-être. 

  • Tu nous diras, hein ? Allez, fais nous un baiser !


Je ne veux pas franchir le portail en ferronnerie noire de l’école. Saurai-je un jour dessiner ma vie. La classe est une souffrance pour moi, sortir du cocon familial m’est insupportable. La leçon de l’instituteur m’ennuient profondément. J’attends les fins de semaine, j’attends les vacances. 


Vacances d’hiver. Le ciel se lacère, il neige, je poétise un moment de blancheur. Les flocons tombent, feuilles blanches. J'ai neuf ans, maman, papa, ma tante et moi nous sommes bloqués par la neige en plein col dans les Pyrénées. Dans la Volkswagen, nous tremblons de peur et de froid. Mon père sort pour essuyer le parebrise, il revient en bonhomme de nei


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