domingo, 25 de agosto de 2024

Sara-Aviva Traduction

 Derrière moi, des grincements de pas. 

Qui donc me poursuit jusqu’au soir ? 

Les bruits se précipitent, je me retourne, une foule de jeunes garçons court à ma traîne.

Ces enfants sont, multipliés, celui que j’ai été et… que je fuis.

Je suis en fuite, je suis une évadée. 


Me souviendrai-je des jours qui ont marqué ma métamorphose ? 

Sous mes vêtements se dissimule un corps de femme qui bientôt n’aura plus aucune trace de l’homme que je fus. Je me penche sur l’histoire de ma vie et je me dis que j’ai tricoté le tissu de ma légende dont chaque maille m’était un combat. 

À la recherche de ma propre langue, il me faut parler vrai, même si parfois les sentiers érotiques que j’ai pu emprunter sont peu avouables et même indécents, car (je ne dirai que le vrai), pour exister il a fallu que je régresse jusqu’à l’étron.


Mes outils, je les ai forgés contre la nature qui rarement est clémente, je dus pour me rejoindre me transformer totalement.

Me voici à la veille d’une opération pour qu’un vagin puisse prendre la place du pénis entre mes jambes. Je suis en transition, j’étais transie. « Transie » est le mot qui vient à mes lèvres, transie du froid qu’on a soufflé sur mon corps d’enfant.


Je vais tenter de me raconter…


Au départ, il y eut un petit garçon solitaire et abandonné. Immensément triste. 

Ses yeux étaient malades et voyaient mal et trouble. Son regard faisait trembler le paysage.

Balloté entre ses origines inconnues et sa famille d’adoption, il cherchait l’âme et le sens des choses. 

Et plus tard, il devint femme.


Elle se mit à dire la vie. 

Ainsi est né le miracle de la beauté. 






9 heures du matin, 5 juin 1979, hôpital de Montauban (Tarn et Garonne), c’est moi ce bébé qui chiale, qui hait le monde. 

Pouponnière de Toulouse Ramonville Saint-Agne, rien, il n’y a personne, Bébé apparaît dans le vide.


Le bébé durant six mois est immergé dans le blanc de l’hôpital, sans attention, sans baisers. Sa mère naturelle, il ne l’a jamais connue, pas plus que son père. Il lui arrive de penser qu’il fut abandonné, parce qu’il était un garçon, car, d’après les documents qu’il avait consultés, il sut qu’il avait une sœur quelque part, son aînée de trois ans qui, elle, n’avait pas été rejetée. 

Aurait-il dû naître dans un corps de fille ?

 


Si petit



On m’appelle Christian. 

Les souvenirs reviennent en vrac vivants sur ma peau. Je me souviens des premiers temps, des années passées à Falguière dans le lieu-dit chemin de Los Plassos. Avec Paul, mon père, mince et grand à la tête de poète, Marianne, ma mère, la douce, la fragile, je vis dans l’isolement en compagnie d’un chien, un boxer nommé Laps.

Toute langue m’est absente, on ne me parle pas, j’ai soif d’amour, je me love dans le silence. L’ineffable se révèle dans mes rêveries, quand mes parents parlent entre eux du monde, quand ils évoquent leur lieu de travail, hôpital ou leurs activités syndicales. Ce que j’entends, ces mots ne sont que les signes de leurs lèvres silencieuses. Parfois, ma mère et mon père apparaissent comme un livre ouvert où leurs corps se meuvent, s’agitent au cœur d’une pièce sourde, comme si les murs absorbaient des conversations muettes. 

Je me rappelle les moments de ma vie au rythme d’une guitare andalouse. 


J’ai cinq ans, mes parents me voient sur la route. Laps m’accompagne. Déjà, je tente de fuir.


Les doigts glissent sur la guitare.

 

Est-ce un ventre maternel que je cherche ? On me retrouve à l’intérieur de la machine à laver vide. Laps avait donné l’alerte.


Vibrato sur la corde la plus basse.

Je suis dans mon bain, un autre ventre, je me sens dans le corps d’une guitare. Dehors, il fait beau et on entend la tondeuse à gazon. Une odeur vient chatouiller ma narine, c’est celle d’une mère au parfum doux comme de la crème Nivéa. Un bateau en plastique entre les doigts, pieds et mains nus, les cheveux pleins de la mousse du shampoing, je rêve. Dans la baignoire couleur sable et écume de mer, je joue aux cailloux et aux soldats. 

Par mes jeux se dessine en ailleurs une éternelle Andalousie.


Trille… accords aigus de la guitare. 


Je ne fais que voguer dans la vie, comme un bois flotté par l’eau de la Méditerranée… et vient en moi une musique, swing, jazz, rythmes frappés et dansés de l’Afrique. Dans l’eau, je barbotte en barbarie. Enfant mutique, je remue dans le dénuement de la Kabylie, dans les mondes perdus arabo-andalous, en un Orient secret. Mon songe, par un voyage perpétuel, s’enracine dans l’absence. Entre les cordes de la guitare, s’élèvent les voix éraillées, les peaux glabres de mamans évaporées, les hommes qui attendent on ne sait quelle chimère… Ma rêverie se poursuit dans un village ensoleillé où des lambeaux de mémoire se tissent en fictions. 

Ma fiction, ma fable, est tressée de drames, je vis en Tragédie.


Un foyer



Ma maison est en coton,
La chouette, ma cachette,
Ma maison est mon cocon
Et la terrasse est en papier
Et la terrasse est en papier…

 

La maison familiale m’apparaît comme un château. Sa terrasse de pierre porte l’infini à mes yeux. Bienveillants à mon égard, ma mère et mon père m’élèvent en garçon. 


On peut parler de mon père et de ma mère comme de hippies. La barbe très brune de papa est celle d’un nounours engagé dans son syndicat à l’hôpital où il est infirmier. Maman, infirmière elle aussi, plus effacée est attentive et attentionnée, elle me gâte et ça me plaît. Ils se lèvent tôt, ils travaillent souvent le dimanche.

Autrement, ce sont les mêmes rituels rassurants, mettre la table, manger, relever les couverts, laver la vaisselle. Ma mère range la cuisine, mon père va voir la télévision. Je suis tout petit, mais déjà je sais m’évader grâce à la musique, grâce à mes rêves. Je quitte la table de cuisine, celle des bouches qui mangent, toutes trois unies par une forme d’autisme. 

Mon père et ma mère semblent coupables, coupables de quoi ? C’est comme s’ils nourrissaient un complexe d’infériorité face à l’enfant qu’ils aiment.

 

Comme mes parents sont contraints par leur travail, je passe une grande partie de mon temps chez mamie Marie-Rose. La mère de mon père, robuste, avec plusieurs enfants recueillis, accueillis, adoptés, c'est un peu pour moi une petite foule d’Alger. Chaque après-midi, les enfants avaient droit à une maigre ration de gâteau. Mamie se fait payer pour me garder. Elle me semble cruelle, dominant mon père. Je dis, je n’ai alors que quatre ans : « papa est l’esclave de mamie. » 

Dans la cour de la ferme de mamie Marie-Rose, on se croit dans un tableau ancien, y trône un poulailler construit dans l’épave d’une vieille Renault verte. À l’intérieur du corps de ferme tout est noir, ça pue la fumée, le renfermé et la mort. De la suie partout. Un jambon sèche à côté de la cheminée, un âtre si grand qu’on pourrait y faire entrer un troupeau de vaches.

Contrainte à fuir l’ennui, je joue des heures à bâtir des empires de bois, à observer le comportements des poules ou à élever des insectes ou des escargots.

 


Chez ma grand-mère, j’ai six ans, j'écoute le chant de femmes invincibles, des voix derrière une porte au fond à gauche du couloir où ça chante. Ma marraine, Samia, qui a vingt ans, m’interdit de rentrer dans la chambre. J’insiste, je frappe à la porte, Samia finit par m’ouvrir pour qu’on puisse danser ensemble sur les voix puissantes. Samia est une fille de l’assistance publique que ma grand-mère a adoptée. Elle est visiblement originaire d’Afrique du Nord, ses cheveux bruns, sa peau caramel, ces yeux noirs me font rêver. Se confondent en moi la musique et la vigueur.


Mes parents m’offrent ma première guitare. Je suis au fond de moi l’enfant des caravanes, l’enfant des Gitans, le frère des nomades. Malgré les a priori de mon père qui parle de « manouchaille », je suis un fils de Django. Et c’est dur pour moi d’entendre ce mot « manouchaille » associé aux gens du voyages. 

L’autre, le différent, gitan, arabe ou juif, l’étranger, peut-on seulement le comprendre, seulement l’aimer ? 

Avec ma guitare, je suis cet exilé hanté de plusieurs vies. Moi, cet autre, être de cœur ou de raison, je m’abandonne entre poupées et jeu de billes.






La faille



J’ai deux yeux,
Qui dit mieux ?
Deux oreilles,
Pareilles !
Deux épaules,
Toutes drôles !
Abracadabra,

Deux bras.
Deux fesses
Qui se confessent.


En ce printemps, j’ai huit ans. Autour de l’étendoir à linge, ma mère, Marianne, qui a quarante ans — plus jeune que moi au moment où je rédige ces lignes — me dit d’un air gêné :

  • Tu sais, il y a une réalité, enfin quelque chose, qu’on ne t’a pas encore, euh, dite… Ça ne change rien, tu sais, pour nous, ça ne modifie rien, mais, biologiquement, nous ne sommes pas tes parents. Tu comprends nous ne sommes pas ton père et ta mère naturels, oui, tu n’es pas sorti de mon ventre, mais c’est pareil, nous t’avons adopté, tu étais tout petit, nous t’avons pris dans nos bras, tu avais à peine six mois. Tout de suite, nous t’avons aimé, si petit, nous t’avons aimé, tu es notre trésor, tu sais. 


Sous le soleil de ce mois d’avril, j’ai du mal à comprendre ce que maman vient de m’annoncer. Peu à peu, comme se révèle une photographie argentique sous la lumière rouge, les contours s’esquissent, les formes apparaissent. À ce moment-là, mon corps de huit ans se déchire.

Le rideau s’est levé sur la scène de théâtre où je me retrouve seul face au monde inconnu.


Dans mes déchirures, ulcéré par le besoin d’amour, je construis des cabanes, des refuges. Je passe des heures isolé dans la chambre d’amis à l’étage, un espace de paix au parquet vitrifié. Il me semble que je n’ai plus de guide, et même pas un chemin qu’on aurait pu tracer pour moi. La rêverie prend la place de la réalité. Je passe des minutes à sentir dans le tiroir le linge blanc de maison, les relents de flétri, le parfum des plis, des coutures, des dentelles. J’associe l’odeur du talc à l’odeur vieillie des draps de lin.

Est-ce que je veux revenir en enfance, être de nouveau un enfant qu’une mère naturelle aimerait, même si l’enfant était abject, même s’il était sale ?

 

Fêlure. Une chute vers le silence. Un désir d’être un bambin qui porte des couches. Un nourrisson protégé, emmailloté, empaqueté, petit volcan chéri par sa mère. Un goût pour le blanc, le plastique, le sale, la merde. Une couche comme une peau de bébé pour m’enserrer. 

Les rêves de couches culottes sont tenaces même si les toilettes de l’école maternelle me dégoûtent et surtout la crotte sur la céramique blanche, ce noir sur le blanc.

J’associe les images les plus étranges, oin des latrines : unir le noir et le blanc, marier les contraires en une sorte d’harmonie, mêler l’Europe et l’Afrique, fondre la France dans l’Algérie ! Toute blanche que je suis, je sens battre en moi les tambours de la savane. La jeep verte avec laquelle je joue me conduit sur les pistes où passent les animaux sauvages.

 

La peur est en moi, la peur est un fantôme sans couleur. Abandonné, rejeté, perdu dans un désert, je suis au bord d’un abîme. 

Mes cauchemars d’enfant sont ceux de la perte, de la chute dans un puits, un puits comme un gouffre, sans rien où m’accrocher où seul résonne en mille échos mon cri de terreur.


  • Ça va Christian, à quoi tu rêves ?

  • Je rêve pas, je pense.

  • À quoi penses-tu donc ?

  • Je voudrais être grand, je ne veux plus être un enfant.

  • Hélas, mon petit, l’âge, ça viendra trop tôt, tu sais ? 


Je vis en marge de ma famille pourtant douce et aimante. Quelque chose cloche comme un rendez-vous manqué avec la vie. Il faut que la vérité se dévoile. À cloche-pied, sans appui, sans racines, je dois être l’auteur de ma propre vérité. Cette vérité violente, il faudrait la dire, la hurler, l’écrire.


  • Et à l’école, tu es content de ta maîtresse ?

  • Je ne sais pas. Je crois que la maîtresse n’est pas contente de moi.

  • On peut te faire aider, tu sais, si tu as besoin de petits cours, un soutien dans une matière. En maths, non ?

  • Peut-être. 

  • Tu nous diras, hein ? Allez, fais nous un baiser !


Je ne veux pas franchir le portail en ferronnerie noire de l’école. Saurai-je un jour dessiner ma vie. La classe est une souffrance pour moi, sortir du cocon familial m’est insupportable. La leçon de l’instituteur m’ennuient profondément. J’attends les fins de semaine, j’attends les vacances. 


Vacances d’hiver. Le ciel se lacère, il neige, je poétise un moment de blancheur. Les flocons tombent, feuilles blanches. J'ai neuf ans, maman, papa, ma tante et moi nous sommes bloqués par la neige en plein col dans les Pyrénées. Dans la Volkswagen, nous tremblons de peur et de froid. Mon père sort pour essuyer le parebrise, il revient en bonhomme de neige, repeint par le ciel. Ma mère reste silencieuse, ma tante est effrayée. Heureusement, un garagiste passe là par hasard. 

Je suis cette voiture en panne, cet objet bloqué par la neige et qu’un ange un jour viendra secourir.


Sur le seuil

 


Tapis vole !

Papier vole !

Poussière vole !

Pigeon vole !


Pour m’envoler, il me faut des ailes. Ces ailes, je les couds dans le linge de la commode de grand-mère. 

Fouille, fouine, farfouille ! 

Je cherche parmi collants, culottes et brassières tout ce qui pourrait enfermer mon corps dans un étui de femme. En secret, je me déshabille pour me couvrir d’une peau nouvelle. 

J’ai neuf ans. Sur les draps de mon lit, s’inventent des corps de filles, elles sont puissantes et maîtresses prêtes à dominer. Je caresse mon sexe en imaginant des ordres souverains qui viendraient de la bouche sévère d’une mère qui me persécuterait. Mon sexe durcit, je sens la haine monter en moi, la haine contre cette mère qui n’est que mon double.

 

J’habite une existence à côté du monde, à l’orée de la vie. 

Je grandis, je chasse l’ennui par mes dérives érotiques. Reviennent les soutien-gorges, proues de femme et c’est le son d’une guitare espagnole qui berce mes élans. Les choses de mon temps de petit garçon halluciné, ce sont les petites culottes, les brassières blanches fleuries de bleu, les collants de mousseline que j’empreinte à mes cousines adolescentes, les lingeries de grand-mère… Un jour, je dérobe la culotte d’une cousine, je m’en sers pour mon plaisir ; une semaine plus tard, je jette la culotte dans les toilettes. 

Ces artifices, la panoplie des vêtements de femme, me rend universel et vivant. Des bretelles élastiques me tiennent : les baleines, les bas comme des armatures. Je vois dans ces sous-vêtements une charpente contre ma dérive, une sorte d’architecture qui me préserve de la folie.

Parfois, les soutien-gorges sont les ailes d’un cygne ; ce vaisseau, mon corps, porté par le vent qui souffle d’un port que je n’ai jamais connu. C’est comme une musique, celle du bateau-fantôme, celle de ma chair à la dérive. Et les violons, les trompettes, les tambours forment le vent qui me porte.


À onze ans, garçon solitaire, il me semble que j’ai tout vécu. Je me crois débordant de talents : dessins, chansons, peintures. Doué comme je le suis, je devrai être millionnaire, mais personne ne m’entend. C’est si injuste de ne pas reconnaître mon art. 

En réalité, mes créations sont vides, je n’en vois pas le sens. Lorsqu’on ne sait d’où l’on vient, on ne peut savoir où l’on va, on ne peut que se couler dans le rien. 

Je broie du noir, j’ai des idées suicidaires parce que je sais qu'au-delà de soi, il n'y a rien. Je sais que ma vie se déroule hors du temps et que cette histoire, la mienne, s’écrit comme une triste légende.

 

À l’école, j’apprends des mythes, des épopées et des fables. 

La cloche sonne.

Dans la cour de récréation, un petit rouquin trace à la craie une marelle.

  • Bon Nicolas, tu peux pas dessiner plus vite ?

  • Ben vas-y, Mathilde, si t’es si maligne !

  • Te vexe pas, l’artiste… on a pas à s’appliquer comme des bêtes, on est pas au cours de dessin. On joue, c’est tout !

  • Et voilà le travail ! T’as déjà vu une marelle comme ça ?

  • Hé, Christian, tu regardes si personne ne triche, hein ?

Quatre gamins jouent à la marelle, moi, je suis chargé de surveiller la pierre qu’ils poussent de leurs pieds. 

L’enfant abandonné que je suis est un intouchable, doté d’une sorte d’immunité sociale. Dans la cour et en classe, je suis à l’écart, non pas méprisé, mais craint, auréolé d’un certain prestige. Il y a chez mes camarades de classe une sorte de jalousie comme s’ils regrettaient de n’être pas eux-mêmes des enfants « sans famille ». 





Moi, petit gars


Une négresse qui buvait du lait

Ah, se dit-elle, si je le pouvais,

Tremper ma figure dans un bol de lait,

Je serai plus blanche que tous les Français.


Tout petit enfant, à Juan-les-Pins, je suis xénophobe, j’ai peur des hommes noirs aux dents blanches. Les Africains vendent au restaurant des colliers de perles, je dis :

  • Maman, j’ai peur, c'est les sieux-sieux Loups ?

  • Arrête, Christian, ils sont pas méchants !


En famille, on projette sur le mur de la cuisine des diapositives où l’on me voit bébé. Je suis le nouveau-né flottant au gré du fleuve, Moïse éternisé sur le Nil. J’avais été ce nourrisson récupéré à la pouponnière de Ramonville Saint-Agne, lieu d’accueil qu’on appelait autrefois « orphelinat ».

  • Tu étais si mignon, Christian, un superbe bébé.

  • Mais il est encore magnifique mon petit !

  • Toi t’es gâteuse.

  • C’est notre chéri.

  • Ça c’est sûr, il va en faire tomber des filles ! 


L’eau coule tiède comme un sirop, je suis sous la douche, j’aime voir perler l’eau sur ma peau, je me dis que ce sont les larmes de ma pauvre chair. Lentement je laisse glisser ma main entre mes cuisses. Une odeur diffuse me rappelle le linge des filles, une odeur qui s’en va, qui s’enfuit par la fenêtre pour se fondre au parfum de la terre mouillée par la pluie. 

En errance, je poursuis un voyage immobile dans une caravane oubliée au cœur d’une oasis. 


Sans caresses, ni mots affectueux, très tôt, loin de ces déserts, la fable et l’art m’enveloppent. 

Je voyage pour vivre ma vie. Avec mes lunettes épaisses, au hasard des jours, je vais loin des paroles décolorées, des paroles banales de mon entourage. 

Jusqu’à me rendre sourd, sur des bidons d’essence métalliques, sur ces percutions, je tape de toutes mes forces. 

Derviche tourneur tourne, tourne, tourne comme une planète déchirée. Derviche danse avec ses fêlures, danse, danse, invente un paradis tracté par les nuages. Ce manège pour s’oublier, derviche s’efface en abusant de son corps. 


Je me branle tant et plus jusqu’à dix fois par jour face à l’écran d’ordinateur où défilent les images de femmes soumises. Je suis l’une de ces femmes, je jouis et mon sperme macule le clavier. Ange sans ailes, je suis à la recherche d’une pureté originelle qui serait celle d’un orgasme sans fin. 

Je m’imagine, durant quarante ans, lire et relire la Bible enfermé dans un placard, plongé dans le noir. Cette obscurité me rapproche des ténèbres, de la nuit en espoir d’une aurore. Toute nuit succède au jour et précède le jour, ainsi vient ce désir de déchirure, opacité lacérée par la lumière. 


À l’opposé des sombres profondeurs, je rêve de légèreté, je me raconte une histoire : 

Il était une fois une princesse orientale aux larges yeux noirs et à la chevelure d’ébène et d’or. Elle passait tout son temps à soigner la transparence de sa peau, à rosir ses lèvres, à souligner de bleu ses lourdes paupières. L’ensemble de ses pensées était à fleur de chair. Ses rêves étaient noués de ceintures d’argent serrant la taille de voiles aériens. Elle s’adonnait à cette danse du ventre où chaque partie dissociée du corps bouge indépendamment l'une de l'autre, rythmes saccadés, lents ou fluides. Et, c’est au cours de ses torsions du corps que la princesse se brisa un ongle. Et cet ongle cassé pour ma princesse fut un effondrement du monde.


L’ongle cassé de la princesse, mon ongle cassé pourrait me faire oublier la longue lame qui traverse mon cœur, la souffrance d’être ce que je suis, l’enfant abandonné dans une peau de chagrin.


J’ai quatorze ans, je ne suis pas normal, la culpabilité m’envahit, je suis coupable de ne pas être un enfant comme les autres. 

Il faut que je me corrige. Sur un papier blanc je m’applique, je rédige un contrat où je stipule que je ne toucherai plus à la lingerie féminine. Je signe le contrat, je le glisse dans un enveloppe, je scelle le pli par des agrafes et je le cache sous mon lit-gigogne. 

Je rentre dans l’adolescence, je laisse l’enfance loin de moi. Cette période inaugure un temps de désastre.


J’ai quinze ans, je suis chez moi. 

Mes amis me rejoignent sur la terrasse de pierre qui domine les vignes pour jouer de la musique. Au sein d’un groupe, j’ai toujours aimé commander. Nous sommes entre garçons, on parle mécanique, moteur, puissance, on joue du rock. On fait les hommes, moi-même je suis un petit mec préoccupé par le corps des filles que je voudrais pénétrer. Ma soif d’amour se traduit par un fort désir sexuel et sensuel.

Hélas, aucun corps de femme ne vient à moi.

 

Un jour de soleil bercé d’un vent léger, je suis avec ma cousine au jardin des Plantes de Montauban. Elle est accompagnée de son ami et d’une camarade de classe, Anabelle. Ma cousine enlace son compagnon, l’embrasse, puis elle me lance :

  • Qu’est-ce t’attends Christian pour l’embrasser ?

  • Quoi, On ne se connaît pas encore.

  • Embrasse-là, mon puceau, allez, vas-y, elle n’attend que ça.

Au pied du séquoia géant et centenaire, je m’assois près d’Anabelle. Voudra-t-elle bien m’embrasser ? Lentement, elle, en jean et baskets, avec son chemisier à fleurs, ses cheveux courts et clairs, approche son visage du mien, pose ses lèvres sur mes lèvres, glisse sa langue dans ma bouche. Je me sens ivre, troublé par le parfum de menthe du chemisier. Un flot de tendresse m’envahit, mais aussitôt l’adolescente se retire et s’éloigne sans même un regard. Mon histoire sentimentale n’a duré que le temps d’un baiser. À l’instant, je ne peux comprendre ce qui se passe, mais en y en pensant sans cesse, je me dis que quelque chose dans ma chair éloigne les femmes. 


À l’âge de seize ans, je ne suis pas très grand, presque menu. Je suis le bambin écarté comme un élève au coin de la classe. Je suis l’enfant puni. L’écho me vient de très loin, du couloir bruyant des élèves en récréation. 

Moi, je reste à l’écart, l’inconnu né sous X, l’exilé.

 

Je nage dans la musique, je me mets à écrire de la poésie. 

En pleine mer, de l’autre côté : une rumeur. 

Sous le ciel noir du jadis, le cri de la migrante est celui de ma maman rêvée. Elle lève les bras entre la Méditerranée et l’Atlantique. Des remous viennent en mon âme, un sentiment arabe et solaire d’outre nuit, lancinant appel venu d’Orient. Une émotion océanique, écho d’Islam ou d’Israël, me dissout en une perte de moi.

 

La mer unanime porte ma langue vers l’Andalousie, vers Jérusalem, vers Carthage. Moi, mutique sans héritage, sans ancêtres. L’obscurité de mon histoire est semblable au paysage, au sombre horizon que mes yeux perçoivent à peine. Je vois mal. Depuis ma naissance, mes yeux souffrent d’un mouvement saccadé, oscillation involontaire. Avec cet handicap, c’est comme si le monde grelottait devant moi, comme un mirage tremblant, flot sans mémoire. Je suis sur le radeau des migrants hélant l’espoir.


Les paupières fermées, je m’allonge au bord de la mer, les grains de sable se confondent aux grains de ma peau. Je m’endors, je rêve des flots en feu, des houles de l’espoir, celles qui rapprochent les lointains, qui abolissent les frontières. J’imagine un monde plus juste, moi qui sais que l’abandon est à l’origine de chacune de nos vies.


Pensée vers cet enfant que je fus. 


On est bien graveleux quand on dix-sept ans. Je n’ai pas d’amourette au cours des promenades. Ma tête se laisse aller aux élans licencieux qui porte mes rêveries au vagin des filles, aux dentelles de leurs culottes, à l’odeur vagabonde d’urine ou de sang quand ma verge se hisse comme le mat d’un navire pour crever le ciel de ma pornographie. 

Je marche et je rêve, je presse mes pieds vers le kiosque à journaux où j’achète des revues obscènes qui nourrissent mes obsessions, qui jaillissent généralement avant la cène du soir et alimentent mes fêtes de nuit.


 

Retour au féminin



Dès l’adolescence, je chasse toute pensée xénophobe pour reconnaître le Nègre en moi. Alors, le jazz rythme mes jours. Toute l’Afrique, les sorciers, les brousses, les palabres s’inscrivent dans mon paysage. Et c’est aussi le nord de l’Afrique qui sonne entre mes tempes quand je me reconnais Berbère. Comme mes origines me sont inconnues, celles que j’imagine, andalouses ou arabes, juives ou tziganes, fomentent mon identité.

Mes promenades, je les appelle « mes voyages ». Je ris tout seul, me disant : « Les voyages forment-ils la genèse ? ». Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre. La terre était informe et vide… C’est ainsi que je me vois, informe et vide. 

Mes yeux malades traînent sur le dos des chemins. Je vois mieux à l’intérieur de moi que je ne vois la vie tout autour. Il me faut puiser en moi une force inouïe pour me hisser à la hauteur du divin lorsque je surmonte mon infirmité. 


J’ai une oreille, j’ai deux oreilles
Pour entendre une guitare.

J’ai un œil, j’ai deux yeux
Pour me regarder dans la glace.

J’ai une lèvre, j’ai deux lèvres

Et même une langue pour goûter au gâteau.

J’ai une narine, j’ai deux narines
Pour sentir l’odeur de ma chair.

J’ai une main, j’ai deux main

Pour toucher ma peau douce.



Je reprends mes rituels régressifs d’enveloppement.

J’ai 18 ans, ma seule sexualité repose dans les culottes des filles que j’arrive à chaparder ici et là. Mes amours sont des amours solitaires.



À Montauban, on ne m’accepte pas en classe de seconde. À l’école, j’étais une élève moyenne, mauvaise en maths et allergique aux règles de grammaire. Pourtant, je veux poursuivre des études générales, mais le conseil de classe m’oriente vers un brevet d’études de comptabilité. 

Durant les cours de comptabilité, mon esprit s’évade, mes pensées vagabondent sur les portées musicales des accents espagnols. C’est comme si mes doigts pinçaient la corde de nylon de la guitare. 

À la fin de l’année scolaire, je suis en stage dans une chaîne de grands magasins. Au lieu de m’intéresser au rangement des rayons, je me plonge dans la lecture d’une biographie de Serge Gainsbourg. La liberté de Gainsbourg résonne en moi, je rentre en amitié avec cet homme perdu et rejeté, en exil des banalités du monde. 

 

Mes études technologiques m’ennuient au plus haut point, je dois avoir le courage de Gainsbourg. 

Grâce à mes recherches à partir du minitel, je rentre au lycée Sainte-Marie-des-Champs de Toulouse, j’y choisis l’option « art plastique ». Dans une sorte de rêve éveillé, c’est comme si je pénétrais dans une cathédrale en pleine lumière… lors s’enfuit ma propre barbarie, celle de mon corps.

Même si je suis absorbé par ma scolarité, je suis toujours en mal de sexe.


Peu à peu je chasse la culpabilité dont les forces de la normalité m’avaient chargé. J’accepte mon attirance à la fois pour les femmes et pour les hommes. J’ose m’habiller en fille et sortir ainsi dans la rue. 

Je me parle :

  • T’en fais pas, Christian, tes désirs t’appartiennent.

  • Ça c’est sûr, on peut le dire !

  • Je voulais dire que tes aspirations sont légitimes

  • Ce n’est pas ce que dit Madame la Société.

  • Ta dame Société, je n’en ai plus rien à cirer. Ta dame Société, c’est banalité et compagnie.

  • Ben, faut bien des règles !

  • La société, c’est contraintes et frontières et moi, si tu veux tout savoir, je me sens une lesbienne qui aime bien les hommes. 


Avec ma tête fluctuante qui glisse du masculin au féminin, je réussis mes études. Au bout du lycée, grâce à mon baccalauréat avec seize sur vingt en arts plastiques et dix-sept en histoire de l’art, je rentre à l’université pour étudier les arts et la philosophie.


La justice est le thème récurrent de mes chansons. Dans la peau d’un poète, je me vois sans attrait, raté, sans charme. Mes textes déglingués répondent au morcellement de mon être.


Sous la cloche de l’injustice,

Assourdissant, 

Ce battant qui cogne.


Appel, 

Sirène de l’usine qui dit « debout, les ouvriers ! »

Quand les patrons ajustent leur cravate,

Une fleur dans la bouche pour l’haleine de la beauté.


Il n’y a pas d’amour dans la misère.


Merci patron du mouchoir 

qui essuie nos larmes !


Cet abus d’iniquité, je le ressens au fond de mon être fractionné. Patchwork déchiqueté dès ma naissance, il faut que je me retrouve, j’ai besoin de recoller ces morceaux dispersés. Ma souche qu’elle est-elle et quelle fut la racine qui fit fragile la plante qui tremble au moindre vent ? .




  • Monsieur, certaines informations ne peuvent vous être soumises.

  • Pourtant, c’est ma vie, non ?

  • Sans doute, cependant la personne qui vous a mis au monde a le droit à sa vie elle aussi, vous comprenez ?


Au conseil départemental, lors de la première consultation de mon dossier d’adoption, je viens d’avoir vingt et un ans. On m’apprend que lors de ma naissance, ma mère naturelle avait exactement mon âge actuel, vingt et un ans. 

On m’informe également que j’ai une sœur de trois ans mon aînée. Avons-nous le même père ? Je n’ai aucun renseignement supplémentaire, pas même son prénom. Cette sœur, il me semble la voir partout dans les rues de Toulouse, j’imagine qu’elle est mère, qu’elle berce son bambin. Lorsque j’aperçois un landau, je me penche pour voir le visage de l’enfant, pour y déceler le moindre trait qui pourrait coller à mon visage. 


Premières farces



Je me suis toujours senti hétérosexuel. 

J’ai vingt et un ans, loin des comptines, j’ai des désirs de virilité. 

Jamais jusque-là je n’avais toucher mon derrière. Je ne sais comment me vient l’idée d’introduire entre mes fesses un stylo. C’est plutôt doux et sensible, j’éprouve un instant un lent frisson, ma verge durcit, raide et longue. Je réitère cette expérience en me pénétrant de glaçons qui fondent en moi. Un, dix, dix-huit glaçons en trois semaines. Cette matière glacée enfoncée dans mon rectum, je la ressens comme un nettoyage, comme une nécessité. 


La plupart du temps, je m’habille en garçon, je suis un gars ordinaire qui prend du plaisir avec quelques femmes, très rarement, trop rarement. Malgré mes nuits en boite ou sur Internet, je ne rencontre que bien peu de partenaires. 

Les filles, je les désire, je les veux désirantes, dominantes, prêtes néanmoins à recevoir en elle le foutre de ma bite érigée.


Quand le soleil se noie dans son obscurité, je longe le canal sur mon vélo, je flaire l’amour comme un chien frustré. 

Place du Capitole, ce mercredi, jour de marché, parmi les odeurs de cuir et d’encens, je me sens seul, exclu, mais mon regard cherche une âme pour m’accompagner.


Rasé de près, j’étale un fond de teint clair sur mon visage, je farde mes paupières, je passe un rouge vif sur mes lèvres. En bas roses retenus par des porte-jarretelles, travesti, ce soir de chasse en discothèque, je porte un chemisier blanc, une jupe noire, je suis coiffée d’une perruque brune. 

La discothèque jette ses lumières écarlates sur une petite foule de danseurs dont certains, ivres de gin, torse nu, homme ou femme, se déhanchent outrageusement. 

Dans les toilettes, un homme élégant de près de quarante ans, grave et charmant flirte avec une très jeune fille gothique. La fille, qui me semble avoir quinze ans à peine, m’appelle, elle me dit se nommer Cynthia, elle dit qu'elle a vingt ans. Aussitôt elle me serre dans ses bras tout en se collant à son homme. Le garçon, Rémy, dont le crâne est totalement rasé, porte un tatouage à l’avant bras, un dragon. Cynthia me demande de lécher la peau tatouée. 

Rémy nous entraîne, la jeune fille et moi, dans des chiottes étroites. Il s’assoit sur la cuvette, baisse son pantalon, ôte son caleçon d’où émerge une bite d’albâtre. Il contraint Cynthia pour qu’elle le suce, mais assez vite, elle se lève pour appuyer sur mes épaules jusqu’à ce que je mette à genoux, ma bouche à la hauteur de la verge blanche.

  • Suce-le ! Suce-le et montre moi ton cul, salope !

Troublé, saisi par un désir venu de sources très anciennes, j’effectue une fellation comme si la fièvre montait en moi. Cynthia a pratiquement arraché mon string et introduit son index dans mon anus. Je hurle, son ongle trop long me fait saigner, des larmes brouillent mes yeux. Tout semble s’enflammer entre douleur et bonheur. Cynthia lèche le sang sur mes fesses et Rémy éjacule dans ma bouche.

Cette scène inaugure ma fréquentation des clubs libertins de Toulouse. 

 


De blanc et de bleu



À l’université, grâce à Monsieur Boublil, jeune prof que j’admire en secret, je découvre Baruch Spinoza. J’aime aussitôt l’approche concrète du philosophe juif, son rapport positif au monde, son rationalisme ouvert à l’intuition, Dieu confondu avec la nature, l'homme défini à partir de son désir, et la joie.

Ces moments d’études éloignent mon chagrin, j’arrive à prendre du plaisir devant un café noir, à parler de la pluie et du beau temps avec des personnes de rencontre, à me plonger dans un livre, à cueillir des gouttes de pluie dans la paume de mes mains. 


Tout au long de ma vie, j'ai cherché une communauté. J’ai créé des groupes de rock, j’ai organisé des fêtes ; aujourd’hui, je manifeste avec des militants de la gauche radicale, je participe à des réunions libertaires, je fais du bénévolat auprès de groupes d’enfants en difficulté… mais je reste seul.


J’ai vingt-trois ans, je viens d’obtenir le diplôme qui couronne mes deux premières années d’études de philo. Mes parents, ravis de ma réussite universitaire, m’offrent un voyage en Tunisie.


Par le hublot de l’avion, je suis ébloui par la lumière transparente qui baigne le golfe de Tunis. La mer est d’un bleu d’éternité et, pour la première fois, l’Afrique rêvée déplie son éventail vivant de couleurs et de paix.

Tunis m’offre ses parfums de cumin et de carvi, ses teintes de figues et de piments. À l’ombre des murs blanchis à la chaux troués de persiennes bleues, je m’assois au café maure, lascif, au milieu d’hommes impassibles. 

Je me perds dans les ruelles de Sidi Bou Saïd, charmé par le chant du muezzin. 

À Carthage, je sais qu’une histoire tragique et violente sommeille sur cette terre, mais je ne vois qu’une colline caressée par le bleu de la mer. Les ruines éparpillées ici et là sont muettes pour moi. 

Au musée du Bardo, les mosaïques gigantesques me ramènent à ma vie morcelée. Par mes yeux qui font trembler les images, il me semble que les mosaïques sont un film qui m’entraîne aux racines de l’histoire dans un Orient paisible.


Tes yeux noirs d’olive

Brillent sous les palmiers.

Je viendrai boire ton huile,

Et nous pourrons chanter.

Par l’archet des violons, par les cordes pincées du oud, par le rythme des darboukas, je m’enlise dans une part d’Andalousie judéo-arabe où je retrouve les couleurs qui teintaient mes rêves.  




Comme une fille domptée



Y a-t-il un violon qui pourrait noyer mon chagrin ? 

À vingt-quatre ans, je souffre d’être un homme, celui que jamais je n’ai choisi d’être. Garçon abandonné, il me faut revêtir une peau de femme.

 

Mon pantalon militaire moule mes jambes et mes fesses, un t-shirt rouge doublé d’une dentelle noire cache à peine ma fausse poitrine, j’ai vingt-quatre ans, je suis un travesti. 

Seul avec mes désirs, si frustré, je me rends dans une discothèque. 

Une femme menue, blonde, bouclée aux yeux bleus me remarque, s’approche de moi, me tire par les mains pour une danse érotique. Presque aussitôt, elle m’embrasse sur les lèvres et glisse ses mains dans mon pantalon pour caresser mon sexe. 


C’est dans un dancing, près de la place du Capitole que je rencontre Jeanne, une femme métisse, forte, avec qui je vais enfin pouvoir me livrer, me délivrer. 

  • Appelle-moi « maîtresse » !

  • Oui Maîtresse. 

  • Tiens, mets ces vêtements ! Ce sont les affaires de ma fille. Elle a dix-neuf ans, elle ne les mets plus. Vas-y enfile ces frusques !

  • La bleue ou la rose ?

  • La bleu. Et allez, vite ma chienne ! Habille-toi !

  • La robe bleue est trop petite, Maîtresse.

  • Je m’en fiche, enfile ça et mets-toi à quatre pattes ! Prends ça !

  • Pas la cravache, Maîtresse, pas si fort, s’il vous plaît, pas si dur !

  • Silence ! Ouvre-toi, chienne, ouvre ton trou à merde ! Plus que ça.

  • Je suis prête, Maîtresse, je suis à vous.

  • Reste en position. regarde, tu vois ça, c’est un godemichet de bonne taille, il se fixe à ma ceinture, je vais te faire jouir, sale chienne.


Captif, je me rends à ma maîtresse, mon amante, ma chair offerte en sacrifice. Jeanne, que je nommerai « la rude », me fouette de sa cravache, pénètre mon cul par un godemichet jusqu’à ce que mon sperme s’échappe de moi. Le plaisir par le cul m’était venu en mes jeux solitaires. Aujourd’hui, pour la toute première fois, un autre que moi-même me sodomise.


  • La région anale est pleine de terminaisons nerveuses. C’est pour ça que les sensations vont être bien intenses, crois-moi.

  • Oui, Maîtresse.

  • Laisse-moi te stimuler ton anus, chienne ! Écarte ! Encore ! 


Le caractère insolite de la séance accroît mon excitation sexuelle. La sévérité, l’autorité naturelle de Jeanne me comble jusqu’aux larmes. Ce plaisir me mène à la tiède quiétude d’un soir mélancolique.


 

Face à la nature, comme si j’étais face à une force magistrale, je suis sous le soleil, je me laisse pénétrer par sa brûlure. La danse des émotions sur mon corps s’accroit pour un poème dédié à la folie.

Au cœur de ma peine, je gratte le mur noir de ma vie pour rejoindre les couleurs de l’arc-en-ciel. Au cœur de ma peine, il y a le bonheur d’un café chaud le matin. Il y a un rayon de soleil sur la route, le rire des enfants qui jouent à la guerre ou à la poupée. 


La vie glisse lentement. Je dois poursuivre mes études dans le Nord, à Lille. 

Jeanne qui souffre d’une jalousie pathologique est persuadée que je la quitte pour rejoindre une belle Lilloise.


À Lille

Te plaira-t-elle,

Juvénile,

À l’hôtel ?

 

Dans le Nord, à la faculté Charles De Gaulle, j’étudie l’esthétique en cours de philo. Six mois de vie monacale penché sur mes livres. Les questions m’assaillent.

L’art rend-il libre ? Parmi, les interrogations autour de l’art et de la beauté, je m’attarde sur la peau, la surface. Sous ma lampe de travail, les problématiques esthétiques tiennent ma sexualité en éveil.

 

Face à une lycéenne, ou face à une dame des beaux quartiers, je n’ai qu’une envie, celle de les aimer, celle de les prendre dans mes bras, mais je suis totalement entravé. En réalité, mon désir est d’entrer en elles, d’être elles. Je suis dévoré par ces femmes, ces femmes me dévorent.


Ce soir, j’accompagne une jeune femme que je viens de connaître. Elle m’attire énormément. Assez grande, brune corbeau, je me tiens à côté d’elle sur son lit. Nous avons des gestes tendres, de furtifs baisers. Je place la paume de ma main sur son sein, elle me repousse, je tente de l’embrasser, elle se défend et me demande de partir. La frustration est telle que dans ma tête surgissent des images de brutalité et de viol. 


En moi surgit un besoin impérieux d’écrire pour échapper au désamour. L’amour pour moi serait de me livrer à la poésie, à la musique, aux arts. J’écris ces premiers mots : 

« Ce n’est pas moi qui ne suis pas aimé, c’est moi qui n’aime pas l’humanité. Celui qui n’a pas connu l’amour à sa naissance, ne peut pas aimer. Il est bien normal d’en vouloir à la terre entière quand nul bras familier ne nous a accueilli. Il est triste de se sentir rejeté quand on est le fugitif, l’évadé en solo. » 


Souvent les enfants abandonnés finissent dans les rues des grandes agglomérations, comme Paris, paumés, shootés, alcooliques, désespérés, psychiatrisés. Sans personne. Appuyés contre une vitre que l’on ne peut briser, la mort est leur seule compagne. 

 

Habité de mes rêves érotiques, je trouble de plus en plus mon inexistence par la masturbation comme si l’onanisme pour moi était un paravent contre le suicide. Sur mes draps, mon éjaculation reste la seule vibration vivante de mon existence. Le reste n’est que mots, faussetés, apories. Même si je suis trivial, je me sens reine lorsque j’évoque mes désirs obscènes. 

Quand je branle ma verge, un monde se dessine en moi, un monde ordinaire et commun qui m’a toujours été interdit, un monde où je me rêve soumis.


Depuis toujours, je suis cloitré, le lieu change mais je reste enfermé. J’énumère une à une les places qui furent mes prisons : Montauban, Toulouse, Lille, Villetaneuse, Champigny-sur-Marne, Meaux, Fougères, Villeneuve Saint-Georges, Paris…


Le vertige de mes voyages répond aux troubles qui m’assaillent. Ma vie, je dois l’ordonner sous la règle du monde, je dois paraître « normal », inscrit dans la société.


Les lois du désir obéissent à la sévérité d’un père imaginé.


C’est ma joie,

C’est mon droit,

Avec papa,

Au jeu de loi.


Règle ma foi,

Au bout des doigts !


De bon aloi,

Moi, je crois,

Moi je dois

Être Moi.


La société pèse sur moi, me fais plier jusqu’à ce que je sois normal mais quelque chose d’invincible change en moi : ma soif des filles s’épuise. Alors, s’éveillent des visions :

Nu sous ma robe, entouré de femmes affairées, je prépare un couscous. 

Sous une lumière laiteuse, je baisse mon string, mon anus en offrande. 

Dans la cuisine, penché sur l’évier, je suis baisé par mon maître. 

Dans une voiture, je suce la bite de mon homme. 

Mon amant offre mon cul et ma bouche à un mâle qu’il a choisi. 

Mes fesses sont en attente d’une cravache, je dois être puni, c’est la loi. 

En mes phantasmes multipliés, je m’incline. Sous un texte de loi, je dois subir l’ordre du père. Et ce père invisible, inaccessible c’est mon père biologique absent immensément.


Il me faut inventer une autre loi, celle de contrer l’injustice par les petits bonheurs que je me donne. Seul dans ma chambre, je continue à caresser ma pine, je me branle et je jouis. Sans le savoir, depuis que je suis enfant, je brave un tabou, car selon l’ancien testament, l’onanisme est un acte défendu. D’après la Bible, Onan était ce personnage qui dispersait sa semence inutilement. 

Dans l’ombre, je transgresse la Loi. Ma jouissance est cette foudre qui tonne, ces échos, souvenirs millénaires, bruits dans les cavernes où se dessinent les fresques de la Préhistoire. 


Longtemps, j’ai pensé qu’un travail aurait pu m’apporter une certaine tranquillité, mais à cause de mon handicap visuel, à cause de ma personnalité, je me suis retrouvé dans les haillons d’un vagabond. Et, dans mes pensées, le manque d’amour et le manque de travail revêtent un même masque, celui de l’exclu.



Entrée dans la ronde



Ma première histoire d’amour, je la dois à Dolores. 


À Paris, sur la butte Montmartre, dans un restaurant italien, j’ai trente-quatre ans, elle en quarante-sept, elle est brune et bouclée, souriante, nous nous regardons…. la foudre nous traverse. Au moment où elle et moi nous cognons nos verres pleins de vin rosé, je glisse un baiser sur ses lèvres. 

Notre amour durera trois ans où je vais jouer le rôle d’un homme dans une sexualité normée telle que l’éducation l’impose.


Dolorès et moi, nous formons un couple ordinaire. La seule fantaisie que nous nous accordons est celle d’un jeu où je me travestis. Avec ma bien aimée, je me maquille, je revêts des vêtements de femme. Elle est forte et je me soumets.

La caresse fait trembler ma peau et l’image qui me vient est celle d’un champ de blé qui frissonne sous le vent. Je me dédouble, je suis à la fois soumis ici par Dolores et, bien loin, je suis exposé aux regards d’un petite foule. Je voyage en Irréel, je demeure près de Dolores et simultanément je suis ailleurs. 

Dans cet ailleurs, je vis subordonné et soumis. Être dominé, et par Dolores, et par mon rêve m’entraîne dans un brouillard où je perds tout contrôle dans une sorte de bonheur diffus. Puni, châtié, corrigé, une seule âme ne suffit pas pour me dresser. C’est comme si je devais dérouler une histoire, une fiction à côté de ce que je vis pour que le désir puisse évoluer jusqu’à l’orgasme.


Avec ma bien aimée, nous habitons passage Tenaille dont le nom m’évoque un harnais sous lequel je suis entravé. Lorsque j’étais enfant, une figure hantait mes cauchemars, celle d’une sorte de joug qui m’effrayait. Ce n’est que bien plus tard à Barcelone, en contemplant l’architecture de Gaudi, que je retrouverai ces arabesques qui, cette fois-ci, me sembleront familières et même réconfortantes. 


À Paris, avec Dolorès, peu à peu je me lasse. Je tourne en rond, je fume, je bois, je souffre. Nul ne peut imaginer la douleur de celui dont l’âme n’est pas en accord avec le corps.

Trois mois après notre rencontre, certains aspects chez Dolores commencent à me gêner, en particulier ses positions politiques peu généreuses. Je m’ennuie le plus souvent d’autant que nos relations sexuelles sont insatisfaisantes pour moi. J’ai besoin de partager mes fantasmes et d’être davantage dominé. Même si j’aime ce petit bout de femme, la pression est trop forte, chaque jour est un mur d’angoisse, je me cogne à ma frustration culturelle, sexuelle, imaginative. Je reste avec elle.



Dérapage du désir 



Par amour, Dolorès me vient en aide, elle reste attentionnée, près de moi, avec moi, pour moi. Mon corps, il faut le transformer, l’adoucir, le féminiser. Dolores m’encourage dans la transformation que je souhaite, transition qui m’est alors une évidence.

 

Pour abandonner ma virilité, je décide de prendre des hormones. Il me faut l’ordonnance d’un psychiatre et un suivi chez un endocrinologue. 

Chaque matin je prends un cachet de spirinolactone et une application deux fois par jour d’œstrodose. 

Parallèlement, en France, le débat sur la transidentité se précise jusqu’au moment où même l’Assemblée Nationale reconnaît enfin que « changer de genre » n’est pas une maladie psychiatrique.


J’espère des formes nouvelles, des rondeurs, des courbes, des arabesques. J’entre en ce manège lancinant pour trouver en mon corps une symphonie de femme.


Nous n’irons plus au bois, les lauriers sont coupés,

La belle que voilà, ira les ramasser.

Entrez dans la danse, voyez comme on danse,

Sautez, dansez, embrassez qui vous voudrez !


Après six ans de vie commune, sans en parler à Dolores, le 8 mars, journée internationale des femmes, je quitte en cachette notre logement. Je déménage mes affaires. 


Je mène alors une vie errante, je loge où je peux, seule. Parfois le soir, je sens la mer qui monte en moi, tamtam chaloupé, danse que j’aime. Je danse avec les idoles, avec les fées Vagues, les dieux Terre, les sorciers du désir. 

Je reviens à ma caverne, à la préhistoire. 

Je suis l’embryon dans un ventre et j’entends l’océan, les pulsations du cœur de maman. 




Envoutantes voix

 


Il y a des voix de sirènes, celles qu’Ulysse a entendues au risque de mourir. Il y a les voix brisées des femmes berbères sous les dabourkas du désert. Après des mois de silence, Dolores m’appelle au téléphone :


  • Tu m’as manquée.

  • Pardon, Dolores, oui, je suis partie comme une voleuse.

  • Dis-donc, t’as une vraie voix de gonzesse.

  • Merci, Dolores, je vais te dire, j’ai drôlement travaillé pour avoir cette voix-là

  • Ça me fait penser à la voix de Jeanne Moreau dans India Song, tu sais la chanson de Marguerite Duras. Super voix, envoutante, profonde…

  • Ça a été difficile pour moi, tu sais bien avec mon accent de Toulouse

  • Et tes mots éraillés. T’avais la voix rauque.

  • J’ai pas arrêté de les travailler mes cordes vocales.

  • C’est surprenant.

  • Faut dire que j’ai eu la chance d’être aidé par une orthophoniste qui forme les chanteurs de l'opéra de Paris. 

  • En tout cas, c’est stupéfiant.

  • Et je continue à m’entraîner. 

  • Tu sais quoi ?

  • Non.

  • Tu as une voix maternante.


Ma voix est le souffle qui vient du plus profond de moi, elle est ma vérité, elle est ce qui aujourd’hui me pose en femme aimante, séduisante, rassurante. Mes amis disent de ma parole qu’elle est celle d’une maîtresse à l’école, celle d’une infirmière au chevet d’un malade, celle d’une mère qui berce son enfant.


Aux premiers temps de ma transition, je me réconcilie avec mon corps. Loin des alcools, des psychotropes, des fumées, je réinvente ma vie, j’observe une discipline. Je me laisse porter par la puissance du féminin.


Il pleut, je colle mon visage contre la vitre, dehors, la vie est stagnante. Les mêmes voitures encombrent la ville et les matins ressemblent à un lit défait et les soirs sont pareils aux matins.

Trop tôt, les démons reviennent, ils aboient contre ma porte. Ma vie est une spirale, un escalier en escargot que je grimpe, que je descends, que je grimpe encore, des volutes qui se dissipent pour laisser place au vide, au grand vide qu’il me faut remplir pour naître de nouveau.

 

Hissée sur la scène d’un théâtre tragique, je hurle. Mon cri est celui d’une femme violée dans un parking vide, dans une ville désertée. Ou bien, je suis sur une autoroute de nuit, les phares brûlent les traits de la pluie. La pluie est comme une prière. 

Le chant est une imploration. Il y a longtemps, ma main fantôme s’attristait sur la guitare. Aujourd’hui, la musique est devenue mon port d’échange, berceuse furtivement universelle et secrètement unanime.


Je me sens seule. De temps en temps, je parle au téléphone avec mes parents, surtout avec ma mère. Je garde Dolorès comme une amie lointaine. 


  • bonjour, Dolores, tu vas bien ?

  • Figure-toi que je me suis teinte en blonde. Et dis-moi, toi, tu joues toujours de la guitare ?

  • Plutôt que « toi », j’aimerais mieux que tu m’appelles par mon nouveau prénom.

  • Ah, oui, c’est quoi ?

  • Ella, je m’appelle Ella.

  • Ella, c’est un prénom grec, non ?

  • C’est grec et juif à la fois.

  • Ella, il faut que je m’habitue. 

  • Ella pour moi évoque le soleil qui sonne un renouveau.


Ma nuit près d’un homme



Rue St-Denis, au Love Hôtel. 


Ce soir-là, je porte un chapeau, un feutre rouge, un foulard vert orné d’arabesques multicolores, une robe comme un drapeau, un Mondrian, assez courte blanche avec des figures géométriques jaunes et bleues. Je patiente. Place de la Victoire, non loin de la Comédie française, j’attends Benoît. Je ne sais de lui que peu de choses : il est entrepreneur, il a quarante et un ans, il conduit une Mercedes décapotable de couleur beige. 


Une demie heure passe.

Benoît me cueille et me conduit près de la galerie Vero-Dodat au Café de l’Époque. Le lieu est romantique. Nous dinons légèrement, nous buvons un vin rouge de Bordeaux.

  • Bordeaux, c’est ma ville natale et le vin, c’était un peu mon biberon. Tu vois, Ella, j’ai trois passions, les voyages, le vin et les voitures. Et bien sûr, j’aime les femmes ou les nanas de ton genre, féminines, tu vois ? Et toi qu’est-ce que t’aimes dans la vie ?

  • Moi, j’aime l’élégance, pas seulement l’élégance du vêtement, mais aussi celle de la pensée. J’ai fait des études de philo et de psy. 

  • Et comment tu gagnes ta vie ?

  • Je dirai plutôt que je perds ma vie. Je rigole, je veux dire que j’écris des textes, des bouquins.

  • Ah ? T’es éditée ?

  • Oui, chez de petits éditeurs. J’aimerais bien trouver un boulot de rédactrice dans un journal.

  • Moi, je connais des manitous dans la presse, je pourrais te présenter.

  • Ah, bon, qui tu connais ?

  • Ben, je connais du beau monde, je te dirai.

  • Merci Benoît.

  • Moi, franchement, je trouve que tu ressembles à une star orientale, t’as un air espagnol ou un air de Tunis, un air du Sud.


Il prend ma main et m’embrasse sur les lèvres. Je rêve aussitôt d’un conte de fées, d’une relation avec Benoît où je serai son épouse bien aimée. Il m’offre un cigare et par la fumée nous voyageons. Il m’embrasse encore et je rêve de nouveau.


Benoît m’invite dans un l'hôtel. 

L’hôtel est peint de fresques en trompe-l’œil, notre chambre est ornée d’une peinture représentant une plage. Dans un grand miroir, j’aperçois mes cheveux longs et bruns et le dessin de mes formes déjà féminines.

  Benoît m’entraîne dans la salle de bains pour que nous puissions prendre une douche. Collés l’un contre l’autre, comme sous la pluie, l’eau tiède nous inonde, il m’embrasse de nouveau et guide ma main vers son sexe. Je saisis sa verge, puis, m’agenouillant je commence à lui tailler une pipe. Nous ruisselons par l’eau qui gicle du pommeau et par le plaisir qui nous transporte. Sa verge rentre dans ma gorge, il me tient la tête entre ses mains, il donne un grand coup de rein, il suffoque, il éjacule et une odeur acre monte à mes narines, des larmes coulent de mes paupières.


Allongés l’un contre l’autre sur le lit, il caresse mes seins, il baise longuement ma bouche.


  • Souffler, c’est pas jouer, sucer, c’est pas baiser.

  • Que veux-tu ?

  • Mets-toi sur le dos, je vais te la mettre profond.


La nuit, à travers la paroi de la chambre, j'entends une autre fille prendre du plaisir, avec son amant, je trouve cela émoustillant. Vers trois heures du matin, je regarde Benoît dormir comme un enfant fatigué. Moi, je suis très heureuse. C'est mon premier amant de toute une nuit. Lui est vigoureux bien que je sente que je ne suis pas tout-à-fait à son goût. 


Cheveux bruns dans le vent, ma robe Mondrian soulevé par les rafales silencieuses, moi, sous mon chapeau rouge, je me vis comme dans la scène d’un film. 

Benoît m’adresse un signe d’adieu, je ne le reverrai jamais.



Îles flottantes

 


Bientôt, j’aurais une poitrine de femme.


Ma nourriture est celle d’un starlette, poisson, fromage de brebis, tomates, kiwis, pommes, bananes, dates, très peu de pain. Du thé vert. 

Me voici dans la peau d’une personne de quarante ans transformée par les hormones, mais mon corps reste mâle. Je suis gênée par mes testicules, par ma verge, par mes poils. Une sorte de désespoir me gagne dès que je vois ce corps musculeux de sportive, athlétique et tendu. Je cache mes avant-bras dont les veines sont saillantes. Mes seins sont tout petits. Je mesure un mètre soixante-six, je pèse cinquante-huit kilos. 

Ma poitrine pousse à peine. Pourtant, il faut que je me glisse sous une peau de fille, que je puisse avoir de jolis seins. Je rêve de petits nids d’oiseaux, douceur de plumes, et heureusement, je vais bénéficier d’une mammoplastie. Je m’éloigne des hommes qui d’une manière salace fantasment à partir de ma transformation. 

 

Depuis plusieurs jours, je suis devenue infréquentable, l’approche de l’intervention chirurgicale que je dois subir me tient en état d’alerte. Dolores pense que j’ai certainement consommé trop de progestérone depuis l’hiver dernier. Je m’excuse de mon état. 

Je suis fragile malgré mes muscles, cuisses, biceps, triceps, abdominaux. À croire que la jeune femme que je suis porte en elle une force physique et mentale nouvelle. Même ma sensibilité est celle d’une jeune fille, moi qui ne pleurais qu’au cinéma, je suis désormais une pleureuse.


Dolores m’accompagne à l’hôpital Saint-Louis, au sein du service de chirurgie plastique.

  • Ça va aller, Ella ? T’as pas peur au moins ?

  • Peur, pourquoi ? Faut bien le faire !

  • Quand même, ton corps va changer, et un changement, ça questionne, non ?

  • Moi, ce qui me gène c’est de ne pas ressembler à celle que je veux être. La seule chose qui m’ennuie, c’est que je vais être obligée de placer différemment ma guitare.


Réveillée de l’anesthésie, métamorphosée, mon corps tout neuf convient mieux à mes rêves. Nulle douleur ne m’occupe et je m’aime un peu plus. 

Le têtard devient réellement vivant quand il se transforme en grenouille et moi, je respire enfin par ma poitrine. 

Mes seins de fille marquent la troisième étape de mon existence, j’en suis à ma troisième vie. Ma première vie fut celle de ce petit gars abandonné, ma deuxième vie fut celle de mon adoption, et voici mon troisième corps par lequel je peux me présenter en femme. 

Ah, féminine, je suis moi-même. Dans le miroir de ma chambre, je pense que la femme a plus que l’homme une éternité en elle. Je me perds dans les vers du Cantique des Cantiques : au-dessus de mon ventre, deux gazelles jumelles seront le repos de mon roi. 

Quelle est cette coupole de neige

Au goût de vanille et de larmes

Qui éveille mon bien aimé,

Mon amant penché sur le nid de ma poitrine ?


Je porte mes seins comme un bébé. Le sein d’une jolie femme doit tenir dans la paume d’un honnête homme, c’est ce qu’on dit. Ces deux oranges enveloppées de ma peau seront désormais les jouets de mes aimés. Moi-même j’éprouve du plaisir à caresser ma nouvelle poitrine, belle, ferme, jeune. Les vêtements que désormais je peux porter, les soutien-gorges, les hauts, les robes décolletées, les bretelles, les matières qui me couvrent ou me découvrent, les transparences, les dentelles, les opacités, les reflets sur le tissu attisent ma féminité. 

Avec mes seins survient une renaissance dans laquelle je peux être ma propre mère.


Je rentre de l'hôpital, je range les courses, j’écoute un message vocal envoyé le matin même sur mon mobile. Par deux fois, j'entends les mots forcés de ma mère. Pour prononcer « Ella » sa voix sonne faux, elle parle de « revivre », alors que pour moi, il s’agit seulement de vivre.



D’une mère à l’autre. Abandonneuse, toi, mère de chair, femme fantôme, muse invisible, tu me dictes les mots : « modifiée », « changée », « métamorphosée ».

Ces mots sont la peau du poème.


Juste le temps de changer de chair

et surgit le silence, et surgit l’éphémère.
Mes couleurs et cris du corps,

trouent mon écorce d’arbre et d’or.

La sève monte en mon émoi.

L’arbre, l’homme en moi,

Le mer, le féminine, le Pénélope tissant mes ors…

En cette nuit s’émerveille la première aurore.


J’ai renouvelé mes aurores malgré la peine faite à mes parents adoptifs. J’ai arraché leur enfant en me faisant fille. C'est un rapt commis à l'endroit de mon père et de ma mère. C’est comme si je me vengeais d’avoir été adoptée. 


À quarante deux ans, j’éprouve le besoin d’être une femme ordinaire et banale. 

Éclose, venue d’une immaculée conception, entrant dans les hauts mythes de Vénus, j’émerge de la coquille hors des eaux de l’enfantement. Une marée maternelle monte en moi. Ma sainte poitrine est une mamelle, tant qu’il me semble que le lait coule de mes tétons petits encore. Je me fais femelle. 


Mes seins sont à la juste taille, je les admire comme les coupes d’un doux plaisir. Je caresse ma nouvelle poitrine, je serre mes tétons, je voudrais que le lait en sorte comme le sperme sort de ma verge. J’approche l’un des chatons de mon ventre, je le glisse vers mon sein, je colle son museau sur la pointe, je veux que le chaton me tète, mais il reste indifférent.

 

Je rêve. 

Que le lait coule de mes mamelles pour nourrir le monde pour le transformer ! Le rêve n’est-il pas une échappée de la vie ordinaire ? 

Les dieux grecs, on le sait, avaient coutume de se transformer, Aphrodite devint un poisson, Zeus lui-même se changea en serpent, en cygne, en pluie d’or et en bien d’autres figures. Et pour le commun des mortels, toute naissance est une métamorphose.

Les hormones que je prends transforment ma peau, ma silhouette, c’est comme si ces artéfacts n’étaient là que pour me rendre à ma véritable nature, à une écologie. Ces artifices sont une partie de ma culture, ils font de moi autre chose qu’un voile dans le vent de la vie. 


Parfois, le soir, quand un sourire se dessine sur mes lèvres, je me dis que ma vie est une épopée. 




Sources



Il fait chaud, je lèche la pulpe d’un citron vert, ma langue est celle d’une adolescente assoiffée. J’ai quarante ans, je suis devenue ma propre mère. Moi, Ella, sans homme, je suis un fruit solitaire, une sorte de citron dont la chair amère est à la fois douce et acide. 

Les fruits du soleil sont aux arbres de mes rêves. Je m’imagine en femme de Méditerranée, forte, parfumée des huiles de l’olivier. La Méditerranée et la rumeur de ses flots sont à l’image de ma mère originelle, ma maman berbère, musulmane ou juive, idole océanique qui emplit mon ventre. 

Orientale. Andalouse.

Je me livre aux rayons du soleil, je donne mon corps et me vient l’image de la peau bronzée de Jeanne, « la Rude » ; que la bretelle a marqué comme un tatouage.

Il me souvient que le mot « tatouage » vient du maori « tataou » qui signifie « marquer une époque ». Et c’est bien l’histoire qui s’inscrit sur la peau. Mon histoire est tissée en moi comme un châle de prière. Le châle sous lequel les Juifs bénissent leurs enfants. Un héritage fictionnel se trame en silence, le tissage d’un vêtement nouveau pour moi par lequel je me crée des racines de Judée. Mon nouvel habit, mon habitation, ma transition m’autorise à parler de moi au féminin, me permet d’être femme. Même si la Loi de Moïse interdit la transformation du corps, c’est dans la judéité que je vais trouver les mots qui peuvent accompagner ma nouvelle identité. 

Ainsi s’impose en mon esprit un lien entre une possible conversion au judaïsme et ma métamorphose d’homme en femme. 

Par mes parents adoptifs, je suis catholique et baptisée ; ma mère et mon père considèrent mon attrait pour les rites juifs comme une trahison. Je vais donc braver un nouvel interdit. Je veux me convertir. 


Une femme rabbin à Paris me reçoit, m’écoute. 

  • J’ai beau réfléchir, Ella, je tourne la question dans tous les sens, mais je ne vois pas le lien entre votre naissance sous X et votre désir de devenir juive.

  • Il me semble que j’ai été appelée par le judaïsme.

  • Comment ça ?

  • Ce n’est pas une vision ou une hallucination, c’est une sorte d’interprétation que je donne au fait que j’ai été abandonnée, un peu comme Moïse qui a été confié au courant du Nil.

  • Ça me semble davantage une image poétique qu’une interprétation.

  • En tout cas, Madame, depuis ma découverte, il y a quatorze ans, de Spinoza et Freud, j’ai ressenti le besoin de me rapprocher de la Bible et du judaïsme.

  • Ça me semble pour le moins théorique… Ella, pour l’instant, je ne vois pas très bien ce que je peux faire pour vous. Je pense que vous êtes sincère, mais je ne voudrais pas que se confondent dans votre esprit votre transition et une éventuelle conversion. Le mieux, à mon avis, serait de revenir vers moi lorsque vous serez une femme à part entière.


Je ne sais pas si la rabbine a voulu me décourager, cependant, au fond de moi, je crois qu’il me faut atteindre un pays utopique, cette quête est celle d’un possible, le possible de me reconnaitre. 


Aujourd’hui, pour les femmes et les hommes, il y a un retour au naturel, à la terre, à l’animalité, à la tribu, au nomade. Les âmes se fondent au paysage. Pour moi, habiter le monde est une manière de sculpter ma silhouette. Il s’agit de faire entrer en soi le monde du dehors, faire de mon corps un paysage. 

Je plonge dans les livres pour l’émerveillement des mots. Je relis au hasard les mots ou les phrases : falbalas, un souffle sur ma peau, mélancolie soleil couchant, amour, perte et puits, agonie ou voyage, métier de couturière, la fable de la dentellière. 

Des mots comme des victoires, des empreintes sur le sable. 

Je place mes pieds dans les traces de pas de ceux qui ne sont plus et ces traces me sont chemin.



La joie



Nomade, avant que le soleil se lève, je cours à travers les rues de Paris. Un casque blanc et noir sur mes oreilles diffuse une musique yiddish, une triste caresse. Les arbres qui bordent la rue de la Convention semblent de longs palmiers, et les premiers rayons du soleil aux vitres des maisons sont des vitraux à mes yeux. Un balayeur vêtu de jaune et vert me regarde, je le regarde aussi, mais je vais, je rêve, je cours.


La course pour moi est une rage. 

J’en veux à la terre entière. Si j’avais de l’argent, je pourrais créer mon propre langage et m’évader de mon milieu où la langue est violente, où les corps sont effacés. Je pense aux corps vieillis de ma mère, de mon père, qui sont comme des ancres dans leurs vies, immuables, immobiles. 

Moi, je brise mes chaînes. Quand je cours, je suis rebelle-ouragan, c’est comme si je traversais le désert à l’assaut des mirages.


C’est le point du jour, mes songes s’évaporent. Mes pensées vont vers ma mère aimante, elle vient vers moi comme une vague qui sans cesse revient sur le sable, comme une main qui s’efface. 


La tragédienne est en moi, de ma bouche sortent des paroles sans suite : je ne suis que la transpiration au désert où la vie ne cesse. Dans le souffle du vent, mon corps est une écharpe, une brume, un nuage.

Plusieurs refrains se superposent. 

S’emmêlent dans ma mémoire mes rires d’enfants et mes plaintes d’aujourd’hui, mes réalités et mes rêves. 

Des surimpressions d’images : une mère fantôme d’Algérie, une grande sœur, un aïeul qui serait roi, un conte d’amour, les monts berbères, le ciel d'Orient, une remontée vers les sources… 

Il était une fois, moi, l’enfant perdu devenu reine.

Au cœur des montagnes, sur le bleu de la mer, sous la lune, la reine de Kabylie tombe de la cendre des étoiles.



Jouer ma vie



Andalouse en quête d’amour, je guette le moindre signe d’affection. Parmi mes amants éphémères, Martin est le plus touchant, le plus simple aussi, jardinier, il a trente ans, je le vois comme un adolescent, je l’entends comme mon enfant. Je suis dans le rôle d’une femme au foyer, je fais le ménage et la cuisine et lui me baise sans parole, nous sommes lui et moi les acteurs d’un film muet où par un signe de la main il me dirige pour que je découvre mes fesses à hauteur de sa bite, pour qu’il m’envahisse. Parfois je m’agenouille pour le sucer jusqu’à qu’il m’inonde de son foutre.

Je suis sa mère et sa chose.


  • Heureusement, Ella tu es là, ma petite, parce que côté femme, on me fait plutôt chier. Ma mère, par exemple, une radine, t’imagines même pas. Toujours à rouspéter.

  • Moi, Martin, même si c’était une salope, j’aurais donné je ne sais pas quoi pour connaître ma mère de naissance.

  • J’ai rêvé de pas avoir de maman, moi, je te jure, orphelin, ça m’aurait plu. 


Il me semble être une robe froissée parmi d’autres vêtements chiffonnés, j’aspire à l’ordre. J’aimerai que ma vie se déroule en un droit chemin comme un roman avec un début, un milieu et une fin. J’écris un nouveau livre, un roman noir. Les mots pliés, fripés, froissés, je les glisse dans un ouvrage que j’intitule « Les culottes imparfaites ».

L’affaire des « culottes imparfaites » se passe sur le vieux port de Marseille, une histoire de trafic de filles que le commissaire Sabrot démêle grâce aux amours qu’il entretient avec « La Comtesse », une prostituée au grand cœur. 

Hélas, mon livre s’égare dans des descriptions sensuelles ; mes obsessions érotiques brouillent le cours du récit, brouillent le cours de ma vie. Je me joue de moi.


Le rôle qui me conviendrait le plus serait celui d’une femme dans un film pornographique. À genoux, attachée, suceuse, branleuse, enculée, je serai une star de films X, ce qui finalement me rapproche de l’enfant né sous X, l’enfant qui hurle encore par mes poumons. 

 

Et dehors, hurlants la vie, les oiseaux, pétales de passage, colonisent la rue. Par la vitre de ma fenêtre, il me semble que le verre a été poli par le sel d’un mystère, le mystère du commencement et de la fin, comme si le début était proche de la mort. Et… en effet, le début de ma vie avait une teinte de mort ; dès le lever du rideau s’étaient dessinées les ombres du deuil. 

 



Demain



Je tiens à peine debout. Épuisée, mon internet coupé, un stylo à la main, j’écris sur un carnet : « Le début de ma vie avait une teinte de mort. » Je voudrais raturer cette phrase trop sombre, trop lourde, mais c’est comme si mes doigts refusaient de m’obéir. 

Je me lève, je quitte mon bureau pour déambuler dans les rues de Villeneuve-Saint-Georges. J’ai faim.

Rue de Paris, mes bottes blanches trainent sur le sol, l’ombre de ma silhouette joue sur le bitume, le soleil m’aveugle. Je chante une mélodie arabe qui parle d’un amour déçu. Ce n’est pas le soleil qui m’aveugle, c’est moi qui ne veux pas voir, ne pas regarder les ruines de ma vie. Mon pied frappe une canette de bière vide dans cette rue dégueulasse parmi les taches de pisse et les traces de merde. Je croise des visage d’où suinte la haine. Haine de moi.

J’adresse un sourire aux gens qui passent, à ceux accolés au mur, aux putains défraichies. José, le Capverdien, si seul au monde, fête aujourd’hui ses soixante ans en avalant cinquante centilitres de bière. Il m’offre de sa boisson, je fais semblant d’en avaler une gorgée.  


  • Ça va, Ella ?

  • Y’a eu mieux, oui ça va, y’a eu pire. Et toi mon grand ?

  • Te moques pas, je suis tout petit, moi en tout cas, j’ai de grands projets.

  • Projet, c’est super ! Tu vas te marier ou quoi ?

  • Ça va pas, si je devais prendre une femme, c’est toi. Toi avec la robe blanche et tout.

  • Avant ça, faudrait peut-être que t’arrêtes de boire, non ?

  • C’est pour oublier. Toi, t’as un amoureux ?

  • Je suis mariée à ma guitare, tu sais bien ! 


Je reviens sur mes pas, j’évite les mégots, les étrons de gars drogués, les canettes écrasées, les boites de frites vides. Ces déchets sur le trottoir sont pareils à mes mots que je laisse comme des ordures sur le papier, ces mots, le récit de mon chaos pour ne pas me perdre. 

Et c’est dans un rêve que je vais me perdre.

  

Je m’endors, un bleu recouvre les draps de mon lit, un vert marin aux vagues bleues. Je rêve, il y a une femme, une femme petite mais élancée, châtain, aux cheveux longs et raides. Droite, le regard fixe, assise sur un fauteuil de rotin au somment d’une dune. Une femme, mon enfant, ma sœur, ma mère. Une reine, un fantôme qui me sourit. L’apparition, brume ou mirage, hante un désert en moi. Je me réveille, je cherche en vain les traces du spectre qui m’avait souri. Seule de nouveau, je voudrais disparaître, me réduire au blême du silence.


La détresse aux yeux blancs me regarde, il me faut de nouveau me réfugier en enfance, m’oublier et, sous ma robe légère, mes mains cherchent mon pénis, le serre, l’agite, le branle… et c’est comme si les rides de la vie s’effaçaient. 


Je ne sais ce qui me retient à la vie. Je suis une bergère dans le désert aux temps de la Bible et des Hébreux, j’ai soif de lumière. Aspirée par les tourbillons du sable dans le vent, envoûtée par les nuages solitaires, l’eau rare, les dromadaires, les mirages, je rejoins l’infini, l’éternité. 


Voyages en moi ! Moi, l’Andalouse au manège désenchanté. Déjà, prise par les profondeurs en ces parfums d'Orient, je tente de déblayer les ruines de moi pour m’élever en sainte, en idole. C’est vers le levant que je me tourne pour glaner les parures de femmes qui me rendront au miracle de la vie véritable. Voici, ma transition apparaît comme un sacre. 


J’ai quarante trois ans, la douce Dolorès me présente Gérard, un psychanalyste. Il a vingt ans de plus que moi, mais par son sourire, je le vois comme une sorte d’enfant moqueur. Dès le premier soir, il m’entraîne près de son cabinet médical rue Blanche. Avant de monter chez lui, il me fait visiter l’église de la Trinité. Le lieu est vide. Il veut jouer. Dans le confessionnal, il me demande de lui dire mes péchés.

  • Ma faute, mon père, ma très grande faute, c’est que je ne pense qu’à ça, qu’à me faire défoncer, mon père.

  • Ceci n’est pas un péché, ma fille, ceci est un don de Dieu.

  • Je pensais, mon père, que Dieu m’avait oubliée.

  • Je vous écoute, mon enfant.

  • Toute petite, déjà, je pensais que mon corps était une cathédrale et que les vitraux de couleurs étaient les ouvertures par lesquelles la neige qui est le sperme de Dieu entrait en mon autel.

  • Hum, hum !

  • Il y a des anges qui regardent m’ouvrir et j’entends une voix qui me dit : allonge-toi, fais l’horizon !

  • Stop, viens, je veux, viens !


Dans le cabinet médical de Gérard, je suis agenouillée sur le divan, je ne dois pas bouger, je suis en pénitence. Il me regarde le souffle court, mes pensées s’évadent et ce sont des doigts de lianes, des fesses terres, des animaux impurs qui boivent dans mes veines, des racines d’arbre pénètrent en mon rectum. Entre les abysses de la douceur et les nuages du vice coule le désir… et Noé prévoit le déluge. 


Je suis amoureuse. Au bout de trois journées où j’approche le bonheur, Gérard m’envoie un message : « La relation amoureuse est trop violente, tu es trop puissante pour moi, je te garde en mon cœur, adieu ma chérie ! » 

Gérard me manque, à Villeneuve-Saint-Georges, chez moi, je m’affale sur mon bureau. Je masse mon visage et renverse par mégarde la tasse de café soluble. Je me lève, je prends un verre sale, je le mets dans l’évier où dort la vaisselle de la veille. Jetée sur mon lit, je chasse mon livre de chevet « Le banquet de Platon » ouvert sur un passage trois fois souligné. Je connais cet extrait par cœur :

  • Au commencement, il y avait trois espèces qui composaient l’humanité, et non deux, comme aujourd’hui : le mâle, la femelle et, outre ces deux-là, une troisième composée des deux autres. C’était l’espèce androgyne qui avait la forme et le nom des deux autres, mâle et femelle dont elle était formée… 


Devant mon  miroir j’invente un petit texte où je confonds le masculin et le féminin :

Androgyne aux mains de charpentier,

aux seins de sable,

les hanches balancées,

Andalouse et souverain,

huile et flamme à la fois,

je suis un chemin.


À la radio, un chant du Levant déploie des terres d'orangers, de cotons et de voyages imaginaires. 


Moi, Ella, tournesolée, femme enduite d’huile d’argan, j’attends l’orage, j’attends l’éclair qui dévoilera la face de celui que je pourrai aimer. 



Coup de soleil



Au mois de juillet, il fait chaud, je suis à Toulon chez une amie. Anissa a trente-trois ans, elle est de taille moyenne, sa peau est blanche, ses yeux et ses cheveux sont très noirs. Sa poitrine est assez forte et ses fesses sont rebondies, elle est vraiment belle. Malgré sa silhouette attirante, Anissa n’a aucune sexualité, elle a tout essayé, les hommes, les femmes, mais elle n’éprouve aucune émotion à la rencontre des corps ; sa propre main sur sa peau ne lui procure aucun frisson. 

Nous couchons dans le même lit, un lit étroit, mais c’est comme si j’étais allongée près d’un nuage.



Je frétille sur cette rade de Toulon et son port militaire où tant de marins en mal de filles pourraient être mes amants.

 
Nous sommes sur un canot gonflable. Anissa et moi, nous nous amusons et pour rire, elle me jette à l’eau. Un homme qui nage dans les parages croit que je perds pieds, vient me secourir. Je ris à gorge déployée.

  • C’est un jeu, je ne suis pas en train de me noyer, on s’amusait avec ma copine. Vous m’avez cru ?

  • Oh, moi qui voulais jouer au sauveur. Je suis ridicule, pardonnez-moi, je suis absurde. Je fais partie de ces hommes avides de gloire. On veut tous ça, non ? Moi, je me suis fait marin pour être un héros et je n’ai pas même voyager, pas une seule fois. Mon destin c’est ça !

  • Ça va, vous avez terminé de déballer votre curriculum vitae ?

  • Je suis bavard, c’est ce que vous dites ? Il faut dire que la solitude colle mes lèvres presque tout le temps. Vous vous imaginez, je suis marin, je vous l’ai dit. Je suis radio sur le navire Aviso, assez seul dans mon coin… alors, quand j’ai l’occasion, je parle, vous voyez ? Des fois je cause à moi-moi-même. Désolé, je me confesse, on dirait. Allez ! Je me fais pardonner, je vous offre un verre. Avec plaisir, le verre de l’amitié. 


Le marin, Anissa et moi, nous nous dirigeons vers le comptoir d’une buvette.


  • Vous buvez quoi, les filles ?

  • Une menthe à l’eau.

  • Et moi un Coca.

  • Ah, un Coca, c’est drôle, moi je m’appelle Kola, enfin, on m’appelle Kola. Je suis Roumain d’origine. Coca Kola, c’est drôle ! Et vos noms, vos petits noms, c’est quoi ?

  • Moi, je m’appelle Anissa, Mes parents sont tunisiens de Sidi Bou Saïd, vous connaissez ?

  • Non, je n’ai jamais voyagé. Mektoub, c’est comme ça qu’on dit, non ? Chaque fois que le bateau part, j’ai un empêchement, je suis une racine, vous voyez, je ne bouge pas, c’est un comble pour un matelot, non ?

  • Moi je m’appelle Ella.

  • Ah bon, vous êtes quoi Italienne ? Vous avez une jolie voix, une voix de rossignol, comme un ténor, un ténor femme, bien sûr.

  • Vous pouvez vous taire un peu, Kola ?

  • Ah, désolé, oui !

  • Vous êtes trapu, vous avez fait du rugby ?

  • Ben non.

  • En tout cas, si vous voulez, Kola, vous me donnez deux cent euros et comme ça je casse un peu votre solitude.

  • Comment ça Mademoiselle Ella ?

  • Donnez-moi deux cent euros et tous les trois on va chez Anissa. Anissa se mettra dans la cuisine, si elle veut bien, et vous vous me jetez sur le lit, ça vous dit ?


Dans le lit d’Anissa, Kola m’embrasse goulument, il a une force phénoménale. Il me déshabille et quand il aperçoit mon pénis, il se dresse et se détourne. Je me lève à mon tour et je colle ma peau contre la sienne. Je le console, il bande dur et long et, sans crier gare me retourne. Il me fait plier, il est fort comme un Turc et il m’encule avec une violence inouïe. 


Pour la première fois de sa vie, Anissa qui nous entend dans sa cuisine éprouve enfin une jouissance, petit orgasme dont elle me sera reconnaissante à jamais.


En vrille



« Sans peurs, ni vrilles ! » ce sont ces mots qui viennent à mes lèvres. « Sans peurs ni vrilles » même si je ne vois aucun sens dans ces mots, je les répète comme si je devais percer le mur où je me cogne.


La vie ? – Un furieux délire ! Une illusion, un mirage, une fiction, le songe d’un songe, le théâtre des miracles et du désastre.

Des femmes voilées passent dans ma rue. Viennent alors à mes lèvres des saveurs de bananes, une chair de printemps, l’huile des figues de barbarie, l’aigre sucré des oranges espagnoles. À mes narines monte l’odeur d’une terre peinte par des hommes et des femmes qui ont perdu leur humanité.


L’aiguille de la boussole est affolée. Je me perds dans la forêt d’angoisse, dans le gouffre béant, dans la pisse, dans le caca. L’univers tout entier se résume à l'abandon maternel, à ma perte, à la chute. Cette peur primordiale se reproduit indéfiniment. Je tombe encore, je m’égare dans ces chiottes où il n’y a ni réalité, ni vie, ni mort. Je tire la chasse d’eau. 


Dans le ciel, l’œil lunaire cobalt sombre est muet. Le sable de la plage est rayé de traces de pas et ce sable vole en poussière vers un Sahara de misère, l’horizon est fait de barreaux de prison.

Je veux fleurir les mots que je dis.

Je lève les yeux au ciel, mon regard s’envole. 

Je ferme les yeux et, sous mes paupières, se dessinent des ailes d’anges, une rivière qui vient de ma bouche, un chapelet qui coule de mes lèvres … 


Le temps n’est que traces, tout est déjà tard, couvert de poudre et de cendre. 

Maman ! Maman ! Maman ! 

Je reste affamée de bras, mais ma mère transparente ne peut entendre les mots que je tente de faire sortir de son ventre. Maman ! Maman ! Maman !


L’amour reste au fond des étagères qui sont ma mémoire et, sous les draps pliés, le linge sèche mes pleurs. 

Je bois une rasade de bière, histoire d’avaler la mousse, la mousse : ma mémoire. 


Je compte jusqu’à trois comme dans cette comptine « Un, deux, trois, l’imbécile, c’est toi ! »

Dans 

Trois 

Jours…

Je me dis que dans trois jours je serai heureuse. 

Lumière



Cet automne, j’ai quarante-trois ans.

À Villeneuve-Saint-Georges, des senteurs d’HLM aux parfums de palais princier montent à mes narines. Il me semble entendre une sirène de brumes et voir les voiles d’un navire comme les tulles d’une mariée. 

J’accompagne mes rêveries par une musique que je tape au piano. Je joue pour mon ami, le beau Serge.


Serge-André de Choisis, quarante-neuf ans, qui fut directeur de la photographie des films du fameux Georges Gadz, est littéralement tombé amoureux de moi. Il aurait rêvé me filmer si un accident de voiture ne l’avait tragiquement blessé. Serge souffre d’une apraxie.

  • C’est quoi l’apraxie, Serge ?

  • C’est un trouble du mouvement. C’est dû à une lésion cérébrale. J’ai de la chance d’être encore de ce monde.

  • Et concrètement, de quoi souffrez-vous ?

  • L'apraxie, vous savez, Ella, l’apraxie se manifeste par des difficultés, comment dirai-je, à réaliser et à coordonner certains mouvements.

  • C’est vous qui conduisiez la voiture ?

  • Oui, il était tard, on avait travaillé sur une scène de folie. Gadz a toujours des idées inattendues. Là, il fallait que je crée la lumière pour une scène de viol dans le parking d’une gare en pleine nuit. On a terminé à une heure du matin. J’ai pris ma bagnole, une deux chevaux de 1968, une blanche. Je roulais vite et après, je ne me souviens plus de rien. S’il vous plaît, Ella, n’en parlons plus, montrez-moi vos fesses, je vous en prie ! 


Le soir-même de notre rencontre, il est une évidence : Serge et moi, c’est pour la vie, c’est du moins ce qu’il croit. Il m’aime et moi, je le soutiens. 


Nous passons des journées calmes où nous parlons de voyages qu’il ne fera jamais, lui aimanté par la Chine, moi, rêvant des caravanes et d’un amour de désert. 

Nous partageons un quotidien tranquille. J’effectue les taches ménagères qu’il ne peut pas faire. Je fais les courses avec l’argent qu’il me donne et que jamais il ne contrôle. 

Notre vie sexuelle se résume à une sorte de spectacle que je lui offre quand le soleil se couche. Vêtue d’une culotte et d’un soutien-gorge, je tourne autour de lui, je caresse sa verge, c’est la première fois que je touche le sexe circoncis d’un homme. Ce sexe dont le prépuce a été offert à Dieu se dresse comme un large serpent.

Je lui chante la chanson qu’il aime :


  • Nuits de Chine, nuits câlines, nuits d'amour,
    Nuits d'ivresse, de tendresse
    Où l'on croit rêver jusqu'au lever du jour…

Serge, dis-moi, quelles sont les images qui te viennent quand tu pénètres en mon corps ?

  • Je vois ton dos offert, tes fesses ouvertes, ma verge qui force ton anus. Et toi, ma Ella, que ressens-tu, que vois-tu quand nous nous aimons ?

  • Moi, je voyage… je m’imagine dans des tenues particulières, observée, violée par le regard d’hommes. Tout semble se passer sous un voile. C’est presque flou.

  • Tu sais, Ella, ce que tu décris, me semble-t-il, correspond à ce que tes yeux déficients peuvent voir du monde, des images tremblantes. 


Le plus souvent lors de mes ébats, mes pensées vont ailleurs. Avec Serge, comme avec toutes les femmes ou les hommes qui ont occupé mon corps, mon esprit s’évade en des récits érotiques où s’élaborent des figures de soumission. C’est comme si mon désir se projetait sur un écran pour un film en devenir. Je jouis rarement de l’instant présent, il me faut fuir, il faut pour nourrir mon désir que la caresse du moment déclenche un rêve.


Pour son petit-déjeuner, Serge boit un bol de thé vert et déguste lentement un kiwi. Je le regarde, il me regarde et des larmes emplissent ses yeux. Il est tant désespéré que chaque matin il rédige son testament comme si dans la journée, il allait se suicider. 

  • Si tu n’étais pas près de moi, Ella, je me donnerai la mort.

  • Je suis près de toi.

La journée passe en silence. Vers midi des cloches retentissent, un carillon porté par le vent.

  • Tu entends ces cloches, Ella ?

  • On dirait une musique de fête.

  • Ce sont les cloches de l’église des Batignolles, un mariage, certainement.

  • As-tu déjà été marié, Serge ?

  • Bien sûr, Ella, je suis marié avec toi, je suis ton époux.


  L’idée des épousailles fait son chemin. Serge décide d’organiser une véritable cérémonie. Ensemble nous choisissons une robe de mariée. 

La fête se déroule chez lui rue des Dames dans le XVIIème arrondissement, je suis donc habillée d’un tulle blanc. Tout me semble un trompe-l’œil auquel je veux croire. La romance se réalise. Je suis une épousée. j’ai invité Dolorès qui semble un peu jalouse. De son côté, Serge a convié ses vieux parents et sa fille Sarah. Le soir, on sonne à la porte, je vais ouvrir, un jeune homme me livre un immense bouquet de roses blanches. Derrière lui, un voisin que j’ai déjà rencontré, porte entre ses bras un accordéon, il me félicite et m’embrasse. 

L’accordéon est comme un appel du grand large, on pourrait se croire sur une route taillée dans un ciel de nuit.


Lors de mes dernières aventures sentimentales entre les bras d’hommes, je m’étais perdue. Avec Serge, je suis Shéhérazade, je prolonge mes jours par les scènes érotiques que je lui offre. 



Je vois moins mes parents qui pourtant me réclament. Je me perds dans mes relations amputées avec les hommes, avec les amis. Sur ma guitare, je tricote des échos d’une mémoire andalouse. Quand mes doigts grattent les cordes, mon corps se met à ressembler au galbe de la guitare, je suis la musicienne. 

Les airs de flamenco comblent les failles de ma folie et la mélodie devient la langue, le fleuve qui charrie des mystères, échos de mon histoire que je veux oublier. 


Il y a des ballons d'enfants dans le ciel, ma pensée s’envole avec ces ballons.


Souvent, avec Serge, je passe des soirées tranquilles. Nous devisons.

  • Je vais te livrer un secret Ella.

  • Déjà, je connais le secret de la licorne…

  • Tu ne crois pas si bien dire…

  • Ah ?

  • Si l’on considère la licorne comme un animal femelle munie d’une verge, d’une corne, alors on peut dire que c’est à l’image de mon secret. Même enfant, je voyais certains petits garçons comme s’ils étaient des petites filles. Et certaines filles m’apparaissaient comme des petits gars.

  • Tu appelles ça un secret ?

  • Enfin, mon secret, c’est même que, si tu as au bas de ton ventre ce sexe qui parfois bande pour moi, je ne vois que la femme en toi.

  • Merci Serge, tu sais, je ne me sens pas transexuelle, mais féminine, je suis une femme, ta femme.

  • Tu es une femme, c’est sûr, mais une femme qu’on peut rejeter.

  • C’est vrai, mon beau Serge, je suis exclue comme un travailleur immigré.


Serge est de plus en plus épris de moi, moi, je l’aime bien, mais nos sentiments sont bien trop asymétriques. Je décide de m’éloigner, mais il reste dans ma tête. Je passe mon temps à errer dans les lieux où nous avons flâné ensemble. Je déambule sur l’île Saint-Louis. Sur les bords de la Seine, au bas du quai de Bourbon, j’ôte mes chaussures pour tremper mes pieds dans l’eau qui court. Les reflets du soleil dans le fleuve m’éblouissent, il me semble que je me fonds au monde. Mon corps est le monde. Je respire lentement, soulevant ma poitrine comme si j’envoyais un message à la lumière. Il me semble que le ciel me répond. Ce moment me devient langage. Ce qui parle en moi, inconscient ou divinité me ramène au Livre. Je me dis alors que tout est écrit. 


Est-ce que je cherche à remonter les eaux, le corps, les fleuves des générations qui me sont inconnues, je ne sais. Cette absence de racines est finalement bénie. 




Dehors

 


Je fume un cigare, je me rappelle la fumée qui nous avait unis Benoît et moi au café L’Époque. Je suis à côté de Dolores, je racle les cordes de ma guitare. Deux, trois notes, j’arrête de jouer pour écouter le vent.

  • Dis-moi Ella, tu as l’air toute chose. Est-ce que tu me regrettes parfois ?

  • C’est étrange, c’est comme un blues en allé, tu sais, la fumée s’envole mais il reste un parfum tenace, le souvenir.

  • Moi, j’ai essayé de chasser les souvenirs, je me rappelle simplement une blessure, un bleu à mon âme.

  • Moi aussi, tu sais, j’ai eu du chagrin. Je ne te l’ai jamais dit, mais j’ai toujours pensé que nos échanges étaient sacrés.

  • Sacré, je ne sais pas, c’était assez violent, tu aimais tellement être dominée.

  • Pour moi, c’était une pornographie presque religieuse. 


  C’est comme un blues en allé. Je rentre chez moi, à Villeneuve Saint-Georges et comme d’habitude je me précipite sur mon ordinateur pour consulter des images : Femmes nues, femmes offertes, femmes soumises… Un site porno, c'est un commandement qui s’inscrit au cœur du système marchand. Un patron, apeuré par une possible révolution, pourrait dire avec trivialité que celui qui garde sa main dans la culotte ne prend pas les armes. 


Au milieu d’une oasis de mots, je dis que, au fil des heures, je me survis. Laissez-moi poétiser ma folie ! 

Sur le parquet, la lumière remue, des ombres dansent, fantômes de phallus en quête de fissures. Des signes et des songes, des parfums de chair encore sur mon oreiller m’empêchent de trouver le sommeil. En cette sieste en été, j’aimerais tant qu’un artiste puisse boire au comptoir de mon lit, un poète.

Sans Serge, me voilà abandonnée à moi seule. Je me distrais en jetant sur le papier des lignes de mon histoire. Avec mes mots, je rallonge les heures de ma vie et les feuilles de mon livre sont un éventail qui pourrait s’ouvrir au monde. Je me sens en cet instant créatrice, petite déesse détournant les rails du destin. En réalité, je suis soumise à une écriture qui n’est pas la mienne. Je ne cesse de raturer mes mots.


Quand on est abandonnée, mon Dieu, on se croit crucifiée ; je suis née barrée d’une croix, née sous X. 

Suis-je un soldat inconnu ?

Et quelle faute ai-je commise pour avoir mérité ça ? 

Quelle malédiction a fait de moi cet être privé d’affection ? 

Et mes yeux, mes yeux malades qui voient le monde grelotter, verront-ils un jour le visage de l’amour ? 

 


Les huiles de la mélancolie

   


Je suis une sorte de vagabonde, j’ai peur d’être la sœur des miséreux. Je vis un véritable naufrage et la seule rive qui pourrait m’accueillir est un rivage du Levant. 

Dois-je perdre le Nord pour me retrouver ? Dois-je suivre le chemin des Andalous chassés de leur terre vers le Maghreb, vers le désert, vers la mémoire des sables ?

 

Un jour commence et mes questions s’effacent. 

Au-loin, remue mon temps passé. Sur le bord de mes larmes, tremble une époque par moi inconnue, pourtant intime, bien avant de vivre à Paris et de flâner dans les rues anciennes.  

Dans les quartiers pauvres, j’essaye de trouver l’odeur des jasmins, je fréquente les lieux où se retrouvent Algériens, Marocains ou Tunisiens. À la Goutte d’Or, on me respecte. Un épicier m’offre un café, nous n’échangeons aucune parole en cet Orient de silence où l’amour serait un geste lancinant. Ma pensée s’évade. Des rues de Tunis se dessinent sous mes yeux. J’erre dans la médina où grouille une foule blanche d’hommes et de femmes voilées : 


Au vent, sous l’aube du voile,

 Ondule la danse de la chair,
Courbes du corps comme la mer.


Le silence des femmes répond au cri des enfants
Les hommes se donnent au chant sauvage. 


Au creux du soir, une fille laisse un sillage parfumé pour les hommes frustrés entre les rues étroites comme un utérus.

Je me sens vivre entre l’ouverture et la fermeture de la fente, entre le sexe ouvert de la mère et le sombre du cercueil.

 

Être ailleurs ! Qu’ici soit ailleurs ! 

Je tire une balle de détresse par delà la mer, une balle dans la nuit pour relier mes rives, pour survivre. 


C’est un temps de déménagements en Bretagne et en Île de France. Errante, je me nomme « Andalouse ». 

J’aurais pu poser des bombes, semer la terreur pour calmer ma violence, mais une morale m’en détourne… je convertis ma colère en compulsion sexuelle, musique répétitive, rythme qui enivre jusqu’à l’oubli. 

Pleurante, je quémande la verge du mâle. Que son sceptre pénètre en moi, que je l’engorge, que je le pompe ! 

 


Bonne surprise aujourd’hui, Gérard, le docteur, dont je n’avais plus de nouvelle m’appelle au téléphone.

  • Hello Ella, je voulais te dire mon amitié.

  • Doc Gérard ?

  • Lui-même, comment vas-tu ?

  • Je ne peux pas dire, je vais plutôt bien, un peu paumée.

  • Je vais te dire, Ella, si j’ai mis un terme à notre relation, cela ne signifie pas que tu m’es indifférente, pas du tout.

  • Merci Gérard, j’ai pensé à toi. Toi, tu vas ?

  • Oui, écoute Ella, je voudrais écrire un essai à partir de mon expérience de la psychanalyse.

  • Ah bon ?

  • Et justement, je voudrais te poser des questions.

  • C’est ça ton amitié ? Tu m’appelles pour que je puisse nourrir ton livre ?

  • Tu es chiante, toujours aussi susceptible. 

  • Vas-y, je t’écoute.

  • Je voulais savoir si pour toi, la féminisation a accéléré ton addiction au sexe ou au contraire ?

  • Si tu veux parler de ma transition, sache que plus je deviens femme, moins je me cache. En fait, j’assume totalement mes penchants en amour.

  • Crois-tu que cette frénésie est liée au fait que tu as été un enfant abandonné ?

  • Je ne sais pas. En tout cas ne donne pas mon nom dans ton livre.

  • Bien sûr que non, j’utilise des pseudonymes. Et donc, ta sexualité ?

  • Il y a deux choses, d’abord un désir de combler le vide, d’effacer un manque d’amour, un manque d’affection. Et puis, c’est sûr en me jetant dans ce manège de sexe et de cul, ça m’empêche de penser à la mort.

 

Gérard raccroche, je garde le téléphone dans ma main comme pour être encore près de lui. Il semble que je disparaît. À la lisière du délire, je m’efface, je ne suis plus qu’une trace invisible. Je ne sais ce qui agit en moi, je ne sais de quoi il s’agit. 

Il s’agit de ma vie auréolée d’une mosaïque de couleurs qu’un vent violent soulève entre mon rire, entre mes larmes, entre ma haine. L’amour ne vient pas à l’enfant sans héritage et mon héritage m’a été arraché à la naissance. L’enfant qui n’a pas de filiation généalogique ne peut nullement se reconnaître dans l’histoire de l’humanité. Dans les religions des peuples sans écriture, le culte des ancêtres est le culte primordial. Dans nombre de pays on s’identifie comme étant le fils de, lui-même fils de, lui-même fils de… 


Ma mélancolie est le reflet d’une solitude qui m’éprouve. Hors de moi, je dois trouver un réconfort ou une manière de m’oublier. Alors, je me conduis comme une putain, une putain bénévole.

Parmi les hommes que je racole, le premier venu, Abdel, quarante ans, maigre, petit, vêtu d’un pull-over trois trop grand, d’un pantalon de coton blanc. C’est ce pantalon qui m’attire et surtout la bosse que sa pine dessine au bas du ventre. Il me sourit et me demande s’il peut m’offrir un café. Il prend ma main et tous les deux nous allons au café le plus proche. Au café de la gare, Abdel me raconte sa vie.

  • Mon bled, c’est Fez au Maroc, tu connais ?

  • Je sais seulement qu’à Fez chaque année, il y a le festival de musique sacrée.

  • C’est la plus belle ville, mon père était teinturier pour les tapis. Toi tu es belle, je peux te payer un peu si tu veux.

  • Non, Abdel, y’a pas de raison, c’est de la sympathie de ma part.

  • Toi, tu es gentille comme une Arabe. Tu veux venir chez moi ?

  • On va chez moi plutôt, on est tout près.

À la maison, nous nous allongeons sur le lit couvert d’une couette blanche. Nous restons habillés, il m’embrasse timidement. Dehors, des enfants jouent bruyamment. Par la fenêtre, danse un cerf-volant rouge et vert.

  • Regarde Ella, derrière la vitre le vol-au-vent, il est comme le drapeau du bled, le drapeau du Maroc.

  • Le cerf-volant, ah, oui tu as raison, ce sont les couleurs de ton pays.


Je l’embrasse violemment, je lui ôte son pull, de mes mains je caresse ses fesses, je rapproche ma cuisse de son ventre et je me frotte contre lui. Nos visages restes collés l'un à l'autre. Soudain, je sens une humidité sur ma joue, Abdel pleure.

  • Tu es triste Abdel ?

  • Personne ne m’aime, aucune femme ne m’aime. Y’a que mon père qui m’a aimé un peu. Ma mère elle aimait seulement mes sœurs. Je n’arrive jamais à me faire aimer, jamais. Comment on fait, Ella ? Jamais une femme m’aime, jamais. Comment on fait pour se faire aimer ?

 

Le plus souvent, mes rencontres sont fugaces et sans bonheur. Dès la première occasion, je séduis un homme de passage. Je m’arrange pour qu’il puisse s’approcher de moi et assez vite, je l’embrasse sur les lèvres. Peu à peu, ma bouche descend vers son sexe. L’homme ouvre sa braguette, je saisis sa verge dressée et je le gobe. En général, les hommes ne jouissent même pas et je reste frustrée. 

J’aurais aimé qu’un de ces hommes gicle dans ma bouche et sur mon visage, me couvre d’un ruissellement de sperme.



J’appelle Dolores au téléphone, elle est toujours là pour moi.

  • Je ne sais plus à quel saint me vouer. 

  • Tu devrais évoquer ton saint, Saint Christian !

  • Dolores, je t’en conjure ce n’est plus mon saint, je suis une femme désormais, tu le sais mieux que personne, Christian est mort et bien mort.

  • Alors prie donc Sainte Ella !

  • J’ignorais qu’il y avait une Sainte Ella. Tu es certaine, Dolores, que ça existe ? 

  • Moi j’ai cherché et j’ai trouvé. Ella, cette femme pieuse fut la belle sœur de Richard-Cœur-de-Lion. 

Richard Cœur-de-Lion me ramène aux croisades et, même si je me sens plus proche du sceau de David que de la croix, plus proche des Juifs que des Chrétiens, c’est bien une croisade que j’ai entreprise avec ma transition.

J’ai quarante-deux ans, je cherche le moindre réconfort. Je devrai me nourrir d’espérance et même je devrai prier si je savais prier.


Je me rends à la synagogue libérale de Beaugrenelle. 

Apparaît une femme de petite taille, elle doit avoir cinquante ans ou cent-vingt-cinq ans ou mille ans, peut-être. Ses cheveux noirs de jais sont tirés en arrière comme le chignon d’une chanteuse de flamenco. Son parfum est un parfum qui m’est connu, odeur d’ambre, senteur d’enfance. Elle s’aperçoit que je la regarde.

  • Vous cherchez quelque chose mademoiselle ?

  • Oui, excusez-moi.

  • C’est la première fois que vous venez ici, dans la synagogue ?

  • Non, je suis déjà venue, je viens réfléchir. 

  • Ah, enchantée, je m’appelle Linda.

  • Ravie Linda, moi, je m’appelle Ella, c’est la cinquième fois que je viens ici. 

  • C’est un lieu si apaisant, ici, n’est-ce pas Ella ?

  • Je cherche à me convertir.

  • Ah, vous n’êtes pas juive ? Vous avez le type, pourtant. Enfin je rigole. 

  • C’est drôle !

  • Bon, vous savez, mademoiselle, il n’y a pas de type israélite contrairement à ce que disent les antisémites.

  • En tout cas, mes parents étaient peut-être juifs, je ne peux pas savoir, je ne les ai pas connus, j’ai été adoptée.


  Du fond de la synagogue monte un chant pur et joyeux, la musique est un corps invisible.



Moi, la nymphe



Depuis longtemps, mon corps se livre à qui veut bien percer mon cul.

Une à deux fois par semaine, je dors chez Xavier, le tatoueur. Il me couche sur sa table de cuisine et m’encule comme un violeur. Il vide ses couilles et, pleine de lui, c’est comme si je l’aimais, Xavier qui ne voit en moi que le simple cratère de mon cul, rien qu’un sac à combler. Il me baise à fond, mais je reste insatisfaite. 

Ah, qu’il devienne amoureux de moi, qu’il me soumette ! 

Dois-je attendre mon sexe de femme pour être enfin aimée ?


Le récit de ce miracle, c’est ma métamorphose.

J’aime l’eau qui devient neige — et le nuage qui se fait pluie — et la terre qu’on transforme en amphore, en figure, en corps de céramique. Toute création est une transformation, mutation en un prodige. 

Le peintre fait du vert en mêlant son jaune et son bleu. Le musicien crée la partition en alliant le violon et la trompe. Le poète brasse ses vers pour la métaphore. Je suis chenille, je serai papillon.


Elle est venue d’un œuf minuscule, la chenille qui ne fait que dévorer, qui ne mange que pour sa transition, en espérant ses ailes. La chenille tisse des fils de soie pour créer sa chrysalide dans laquelle elle se love. En ce nid, la chenille donne naissance à la dryade, la déesse ou l’océanide, attendant le soleil et l’humide qui accueilleront le papillon. 

 

Naïade, belle des sources et des ruisseaux, songeant à mon futur sexe de femme, je bande. Bientôt, plus rien ne témoignera du Vieux Christian, celui d’une autre vie.


Pourquoi suis-je devenue une femme ? Ce n’était pas vraiment un choix, ma peau d’homme ne m’allait pas. Ce cœur en moi bat au féminin, petite horloge d’un temps de fille. Depuis longtemps, depuis mon éternité, je suis femme, dès l’aube de ma naissance.

 

J’avance dans mon univers où je veux être libre.

 

 



Une amitié particulière



  • Vas au coin !

Mon nouvel amoureux, architecte et violoniste à ses heures, est un bel homme sévère, habitué à commander. Il est d’origine italienne et se prénomme César. Il me regarde de ses yeux froids avec un regard d’acier pénétrant. C’est lui qui choisit mes tenues : short ou jupe, robe longue ou courte. Je vis selon ses désirs. 

En homme de haute autorité, il planifie des rituels immuables.

 

Chaque lundi, je dois venir par le RER chez lui avec un plug enfoncé en mon rectum. Le long du trajet, je croise le regard des voyageurs qui peut-être devinent l’intrus logé en moi.  Mon anus est légèrement irrité, mais cette gêne se mêle agréablement à mon plaisir, à ma honte, à mon défi.


J’arrive chez César vers 15 heures, sa maison de Brunoy est située en lisière du bois. Il ne m’embrasse pas, il place aussitôt un collier à mon cou. Il me fait mettre à quatre pattes. Il se penche vers mon cul bouché. À la base du sextoy, avec un tube de colle, il fixe à la base du plug une queue de chien en peluche. 

Comme une chienne, il me promène dans son jardin où quelques orties blessent ma peau. Il me conduit vers une niche faite de quelques cageots de bois. Il faut que je montre ma satisfaction en remuant, autant que faire se peut, ma queue de chienne reconnaissante. Il m’apprend à aboyer. J’incarne un animal. Il me dompte.

Je ne suis que sa bête à la croupe avide assoiffée de son urine, pisse d’or dans le canal de mon cul à inonder et… j’ai mon ventre de traînée, de putain, de garce, de déchet. 

Lui, le créateur armé et raide, moi, la chienne blessée au cou par le collier clouté, moi, buvant mes larmes dans la niche de bois brut où croupit l’eau de mon écuelle, je me soumets.


Nous étions rencontrés César et moi chez notre médecin généraliste. Dans la salle d’attente où nous étions assis le silence était comme un souffle arrêté. Lui et moi, nous étions assis sur un canapé instable. Déséquilibré, il s’était cogné légèrement conte moi. La situation nous avait fait rire. 

  • Je suis désolé, Mademoiselle, c’est ce fauteuil il est un peu bancal, je pense qu’un patient trop lourd est passé avant nous.


Le temps a suivi  le temps. Gestes tendres, pas de baisers, des sourires. Peu à peu, César et moi nous sommes devenus inséparables.

Avec lui, mon corps rendu à sa viande se fait transcendance, chair échappée à la pesanteur. 

En éventail, sa main mendiante de l’insaisissable, cette main se perd sur ma peau, la paume errante. La pulpe de ses doigts aveugles effleure sans savoir ce qu’elle cherche, exploration infinie vers un trésor en trompe-l’œil comme cet horizon que nul jamais n’atteint. La caresse se fait griffe. Nous savons en tutoyant nos moindres replis que nous en sommes à ce rituel sacré en chemin, ardeur vers l’extase.

 

  • César, je voudrais pour une fois que tu m’embrasses.`

  • Ça sera quand je l’aurais décidé.

  • Tu es bizarre, mon César, mais par toi, je découvre l’inattendu de la vie.

  • L’inattendu, c’est ce que j’attends précisément. Pourtant toi et moi, c’est comme si nous étions attendus, non ?

  • J’ai patienté longtemps pour trouver un maître, j’avais besoin d’être guidée pour me sentir dans le monde, être en vie. Il me fallait une niche, tu le sais. 

  • Un nid où tu te sens femme à part entière, non ?

  • Oui, c’est ça, je devais trouver ma place.

  • Stop ! J’exige que tu te mettes à genoux.

  • À genoux ? Je me plie, César, nos attouchements sont une morale.

  • Une morale sans doute, sans moralité. En tout cas cette loi à laquelle tu te soumets, cette loi, Ella, cette loi est une rédemption. 

  • Oui, sans doute.

  • Tu vas expier. Et crois-moi, je vais te flageller. 

  • Vas-y doucement, Maître, même si je pense que l’amour c’est la violence.

  • Il ne faut jamais penser quand on baise, jamais ! Baisse-toi, Ella, sépare tes fesses avec tes mains ! Écarte-moi ça davantage ! Attends, j’ai toujours imaginé qu’il y avait un invisible secret au fond du ravin des culs, ouvre-toi, j’éclaire ton anus avec la lampe. 


Au fond du ciel,

Au trou du cul,
Au creux de mon ému,
Mon amour était de miel.


Mes larmes de bonheur ont coulé

Et la beauté s’est mise à  pleurer.


Le vendredi est le jour de mon exposition en public. 

César m’interdit d’aller aux toilettes, me lange comme un bébé et recouvre le linge d’une couche culotte qu’on risque d’apercevoir sous ma jupe assez courte. 

Ainsi garnie, il me tient par le poignet pour me conduire dans un restaurant assez chic. Nous dînons sous le regard de personnes venues en famille. Des couples, jeunes ou vieux, m’observent en coin. Parfois je saisis dans la grimace d’un homme une sorte d’inquiétude mêlée de désir. Un frisson de fièvre monte en moi, je rougis. Je murmure.

  • Maître, s’il vous plaît, puis-je me soulager aux toilettes ?

  • Il n’en est pas question, mange proprement !


Rentrée chez César, je peux enfin me libérer. Je vais sur la cuvette bleue, je laisse aller tout ce que j’ai retenu en une chute sonore, puis je reste un long moment sous la douche. 

 

César me précipite dans son lit, il m’embrasse avec passion.

Ce premier baiser palpite dans ma bouche comme un oiseau et les plumes de cet oiseau se mouillent de ma langue. La salive de César suinte en ma gorge et je me noie des larmes que ma mère aurait dû verser pour moi. 

Puis, la mousse à mes lèvres est un sperme frais venu de la blancheur de nos dents. 

César entreprend de caresser mon corps depuis les orteils jusqu’à mes tempes. Il n’aime pas ma verge, il la trouve trop grosse, trop longue, il espère que mon futur vagin sera à la hauteur de ses espérances.

  • Cache-moi cette viande, petite salope ! Je vais te punir de ton insolence. 


La mort s’absente quand les tourments me serrent jusqu’aux larmes. Il me gifle violemment et crache sur mon visage. Puis sans préambule il m’encule comme s’il n’avait pas baisé depuis des mois. 

Satisfait, il permet enfin que je puisse branler ma pine. En moins de deux minutes j’éjacule. Il exige que j’étale mon sperme sur mon visage. 

César me laisse un instant seule, il revient, nu comme un ver, il baise ma main, il pose ses lèvres sur ma paupière, lentement il se redresse, se dirige vers la fenêtre derrière laquelle l’hiver est en patience. 

Sur la buée de la vitre, avec son doigt il dessine ces mots « Je t’aime ! »


Il s’endort, je le regarde dans son sommeil, il est un dieu qui se repose des longues heures de sa création.


Le samedi est le jour du lavement intestinal. Mon maître a préparé quelques fruits et légumes pour me farcir, dit-il. Il a ordonné que j’étale une serviette de toilette à même le sommier métallique

  • Je t’aime, je t’aime, je t’aime. 

Mes fesses en aumône, mon anus est une bouche affamée, gouffre vorace prêt à avaler le premier objet que mon maître enfouira en mes entrailles. Mon cul de fille dépravée s’enivre des salacités de mon seigneur.

  • Je te supplie, je t’implore, je te conjure. Je te vénère, mon invincible, j’implore ton pardon.


Il lubrifie la rondelle entre mes fesses avec de l’huile qui a servi à frire les tomates que j’avais préparées la veille. Lentement il enfonce en moi une asperge crue, longue tige qui se faufile, dur serpent en mon rectum. Lentement et de plus en plus vite il branle mon cul. Sans ôter l’asperge, il plante en mon arrière-train une épaisse courgette qui pousse l’asperge vers le gros intestin. J’éprouve une douleur qui me fait chavirer, qui m’oblige à hurler de plaisir. Il n’arrête pas. Il retire la courgette pour plonger dans mon orifice une banane pas trop mûre qui s’écrase néanmoins dans mon cul. Une pâte épaisse, viande hachée en moi. J’ai envie de chier, mais mon maître ordonne que je garde tout en mon corps.

  • Tu feras caca quand je te le permettrai. Reste à quatre pattes, ouvre ton cul !

  • Je m’incline, maître. Fais de moi, homme que j’encense, ta pâte à modeler, ton paillasson, ton bidet, ta cuvette. Vomis en moi, mon chéri, dégueule en moi que je reçoive de toi les morves d’un paradis de putain.


César me ramène à mes désirs de toujours. Besoin de régression, envie d’être un bébé crotté qu’on gronde, une enfant malpropre qu’on punit, une sale petite fille à battre.


Enfin, farcie à ras bord, les yeux humides, je supplie César d’arrêter de me gaver. C’est alors qu’il se saisit d’une poire à lavement remplie d’eau tiède et qu’à trois reprises il m’inonde l’intestin par le rectum. Je suis envahie, enflée. Un corbeau affolé palpite dans mon ventre, ses ailes mouillées battent mes boyaux ; gargouillis et clapotis de marécages grondent en moi, je me retiens en soufflant, tendue comme une femme enceinte.


César consent enfin à me libérer. Il installe une cuvette de zinc au pied du lit, il ordonne de m’assoir. Pour éviter les odeurs, il place dans ses narines des mèches de coton imbibées d’alcool de menthe, puis par un signe il me donne la permission de tout lâcher. Le me concentre, je me contracte, je pousse. Le rire de mon anus secoue mon corps et décharge sa lourde matière. Totalement, je m’abandonne et, dans les bruits de vidange, j’évacue sous ses yeux. Je ne suis qu’un égout qui accouche de ses déchets, je suis sa chose.


Suspendue, je suis réduite à mon œil, un œil aveugle dans un ciel sans image et, hors cette extase qui semble infinie, je me laisse porter par la voix de mon maître. 

Lentement, les traits du visage de mon amant se transforment, il s’attendrit. Il me demande si je n’ai pas froid, il me couvre d’un châle bleu, il me dit qu’il déplie la mer. Longuement, il embrasse ma nuque.

Puis, comme si un souffle venait en lui, il se met à réciter des vers de Rimbaud, ceux du Bateau ivre, « Comme je descendais des Fleuves impassibles… » Et la tempête nous a béni dans la fraîcheur du soir.

Avec César, j’hallucine la laideur et la beauté du monde. 


Je lui montre ma bouche, mes lèvres ma langue, je découvre mes seins, mon ventre. Nous sommes en hiver, dans son jardin, je le regarde et mes yeux se mouillent de larmes. J’espère qu’il sera à mes côtés lorsque je serai opérée. Cette intervention le travaille. Il me questionne sur les techniques chirurgicales qui feront de moi une femme à part entière. Tu as un véritable corps de fille, Ella, à part ton truc, tu es une nana pur jus.

  • Bientôt mon truc, comme tu dis, ça ne sera plus qu’un souvenir et encore, je ne suis pas certaine qu’on s’en souviendra.

  • En vérité, je ne sais pas vraiment ce qu’on va te faire.

  • Quoi, l’opération ?

  • Oui

  • Ben, ça consiste à transformer ma verge en lui donnant l’aspect d’un sexe de femme, j’aurais une vulve de fille.

  • Mais encore ?

  • Encore… le chirurgien va utiliser la peau de mon pénis pour créer le vagin. Il y aura donc les petites lèvres, les grandes lèvres, le clitoris…

  • Le clitoris ?

  • Absolument, il fabriquera mon clitoris à partir du gland pour conserver la sensibilité. Et, bien sûr, il y aura le méat pour l’urine.

  • Et la prostate ?

  • Ça, on laisse la prostate pour éviter l'incontinence.

  • C’est une sacrée opération, non ?

  • L’intervention dure de quatre à six heures, je crois. Je resterai hospitalisée une semaine à peu près.

  • Et dis-moi, Ella, l'opération est-elle irrévocable ?


Ce sera au moment où les feuilles tombent des arbres, en automne, que j’aurai droit à mon sexe nouveau, l’opération irréversible, bien sûr, est appelée « vaginoplastie », le docteur Maudère est confiant.


Bientôt, je serai fille vierge, sans hymen, mais offerte, pucelle, au premier prince.


César me dit :

  • Tu sais, chaque mère sur cette terre est la maman de tous les enfants du monde.


MAMAN



Tu m’as rêvé, maman 

En me prêtant la vie.

Et tu t’es enfuie,

Malgré mes peurs d’enfant.


Et j’ai grandi sans toi

Et j’ai pleuré sans toi.



Le soleil se couche, bulle de savon qu’un enfant souffle en silence. L’enfant joue avec les vagues dans la nuit et, sous le regard des étoiles, le monde écorché se replie comme un corps.

Écume. Toute mer en moi, une nature en moi…

Encore la mer… 

Une femme court, elle hurle au crépuscule. Les bras écartés, elle crie son enfant. Entre la nuit passée et le soleil de demain, elle déchire les ténèbres, s’égosille et tire sur ses poumons, les seins ballotés, la robe blanche à fleurs à demi ouverte, les épaules nues. Les cheveux châtains tombent comme des lianes sur les bretelles noires du soutien-gorge. Elle marche le regard perdu, avec sous ses pieds des millions de grains de sable. Elle se dit que les vagues ondulent comme la chevelure d’une Vénus née de la mer.

Un éclair déchire le soir, elle dit le prénom de son enfant.

Elle répète le prénom de son enfant. 





………….





J’offre ce livre à mes parents, vous qui m’avez adoptée et élevée avec patience, avec amour.


Merci à :

Hyam Hared, toi qui a insisté pour que j’écrive ma vie. 

Sandra Amari, toi qui m’a sollicitée. 

Sarah Chiche, vous, à qui je dois beaucoup.

À mon amie Myriam.

À mon ami David.

À Muriel pour son soutien.

À Hafid pour ses encouragements.

À Charles, Claude, Didier, Gérard, Isabelle, Laurent…


Et toute ma reconnaissance va vers

Jean-Denis Bonan qui a guidé mon écriture. 




TRANSIE 

quatrième de couverture. 



 

            Sur une plage de sable blanc, un petit garçon abandonné. Il avait une vision déficiente. Assez tôt, il fut adopté par une femme et un homme sans enfants. 

            Il fut baptisé sous le prénom de Christian.


            Christian était profondément solitaire et immensément triste. Il se réfugiait dans la lecture et dans des mondes imaginaires. 

            Pour calmer son anxiété, il se masturbait sans cesse, plongé dans des fantasmes de soumission où il se voyait en fille.


            Ainsi, lorsqu’il fut adulte, Christian devint une femme sous le prénom de Ella.     

Ella, mal voyante, dut faire face à de nombreux défis, et dut affronter les difficultés de sa transition. 

        
            À travers son récit poétique et passionné, Ella nous raconte sa vie : l'abandon, le handicap, le changement de genre, la sexualité qui est son empire. 


            Ce livre raconte la vie de Christian changé en Ella juste avant l’intervention chirurgicale où son pénis prendra la forme d’un sexe de femme. 





L’AUTRICE 


Née le 5 juin 1979 à Montauban, Sara-Aviva est philosophe et psychanalyste. Elle a publié : Humeurs (2017) éditions  Noumen,  Moi aussi je suis Patrick Bruel (2017) éditions libres,  Une lutte poétique (2019)  éditions Calem.      







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